Mais dans ce rien, il y a principalement la vie d'un compositeur de la Belle époque personnifiant parfaitement l'écartèlement entre la nécessité de gagner son pain et l’aspiration à faire œuvre ; trop connu le dilemme de devoir céder à la fois aux contingences les plus triviales et à la vaniteuse exigence de laisser une empreinte.

Jean-Germain Gaucher est un musicien très doué, homme à femmes, avec pour devise le plaisir avant tout ou presque. C'est en réalité un éternel perdant, un homme pas très combatif, très doué pour faire, sans le savoir, toujours les mauvais choix dans la vie. Marié à la mauvaise femme, une fausse douce qui se transformera en harpie insensible à son talent de compositeur et qui se voit en patronne d'une boutique de rubans et colifichets pour dames.

C'est aussi la vie du narrateur, universitaire spécialiste de ce compositeur inconnu et passionné par le monde de la musique. Littéraire frustré de ne pas avoir encore écrit sa « grande œuvre » et en récolter toute la gloire méritée, il n'a presque rien à envier à son sujet de prédilection. Sa vie avec sa femme Agnès ne tient que par des faux-semblants. Et ce n'est pas son amitié pleine de désillusions avec un pianiste exceptionnel cloué par le trac et qui n'a pu vivre la carrière flamboyante à laquelle sa virtuosité aurait pu l'amener qui arrange sa situation.

Dans Rien, c'est aussi un questionnement sur la vie des couples, sur le malheur de l'homme d'aimer en couple ou seul – Ciel ! Quel couple que celui des Gaucher ! -. On ne peut être que d'accord avec l'auteur :

Pourquoi nous nous faisons tant de tort, nous autres humains, lorsque nous prétendons nous aimer ?

E. Venet offre également à son lecteur quelques réflexions bien senties sur les universitaires - ce Tout petit monde cher à David Lodge -, plein de vanités et de cuistrerie, sans oublier cette société actuelle qui crétinise son monde pour mieux enrichir ceux du CAC 40. Que de pages savoureuses tant par le raisonnement développé que par la lucidité manifestée.

Quelle frustration de ne pas pouvoir vous en dire plus car il est impossible de résumer ce Rien tant il est riche, dense, subtil.
J'ai eu un véritable coup de cœur pour ces vies racontées avec intelligence, amenées par une écriture de belle qualité (comme toujours chez les auteurs publiés chez Verdier). Une écriture narrative magnifique, comme un long flot parfaitement maîtrisé, parsemée de quelques traits de tendre 'ironie qui pointent juste ce qu'il faut là où ça fait mal à l'humanité.

Quelle est dure parfois la vie d'un créateur, d'un homme en ce bas monde ! Mais qu'il est plaisant de sourire de ses travers. En tout cas, Emmanuel Venet a bien réussi son effet. Son Rien est un vrai coup de maître ! Chapeau bas !

Dédale

Extrait :

Un dimanche matin, au décours d'une cuite encore plus carabinée que d'ordinaire, il fourre dans sa poche le fond de caisse et un volume des Illuminations de Rimbaud oublié par un musicien dans une loge du cabaret, puis se met en route. C'est juin, les platanes des avenues bruissent d'oiseaux et l'aurore inonde Paris d'une lumière fraîche. J-G s'en va la tête lourde mais le pied léger vers son destin, plus rien ne le presse : le temps que Madame Tempérance s'avise de son absence et sonne l'alerte, même au pas du flâneur il sera loin. Dans une buvette du Bois de Vincennes il se régale de poésie et de jambon blanc, puis repart, l'esprit plus clair, dans la direction de Vladivostok. La nuit le surprendra à Noisy-le-Grand o la fatigue l'endormira sur un banc. C'est une pluie fine qui l'arrache au sommeil vers quatre heures du matin, délesté de son baluchon mais en possession de son livre et de son maigre viatique dissimulé dans son caleçon. Reste à patauger dans les ornières d'un bois o il se perd, puis à retrouver une route qui conduit à Meaux sous la morsure du soleil revenu. Il dîne dans une auberge dont la patronne fait la gueule, s'arsouille à la piquette, passe sa deuxième nuit dans un fossé dont il se relèvera crotté : le lendemain matin, à peine arrivé à Meaux, il saute dans le premier train qui le ramène à Paris, où il retrouve Marie-Louise attablée en peignoir devant un plantureux petit déjeuner. De le voir surgir ainsi, pas rasé, hirsute et les vêtements boueux, elle infère aussitôt qu'il est parti se suicider et qu'il n'en a même pas eu le courage. L'ayant dévisagé avec mépris elle lui suggère, sur un ton de feinte mansuétude, d'aller consulter de lui-même à Sainte-Anne avant que l'autorité publique ne l'y fasse encabaner. Après quoi, tandis qu'il tente de retrouver son régime de croisière, elle se prend à lui parler d'une voix douceâtre, comme on le fait d'instinct avec les malades mentaux aux réactions imprévisibles. De sorte que, incapable d'endurer plus longtemps le regard de cette mégère qui comprend ni ses tourments ni son talent, il demande à sa mère de l'accueillir tout l'été 1912 à Pontorgueil où il pourra panser vaille que vaille ses blessures. Malgré les réticences du bâtonnier qui prendrait volontiers le parti de Marie-louise, il exige et obtient le droit de se retirer dans sa chambre d'enfant avec pour toute compagnie le volume de Rimbaud, dont il s'est épris, et le petit piano droit sur lequel il a jadis joué ses premières gammes ; ne descend que pour engloutir en vitesse et en silence les repas ; et compose son premier et unique chef-d’œuvre : les Cinq poèmes symphoniques, inspirés des Illuminations.

Rien
Rien de Emmanuel Venet - Éditions Verdier - 128 pages