Fernando, Brésilien lui aussi, ex mari de Suzana, ex guérillero maoïste de la forêt amazonienne dans les années 70, vit présentement à Lakewood, une banlieue de Denver, Colorado, où il exerce la fonction d'agent de sécurité d'une bibliothèque municipale. En fait, en allant chez Fernando, Evangelina a une idée bien précise en tête : retrouver un père biologique dont elle ne sait rien, sinon qu'il est Américain. Aidée de Fernando, auprès duquel elle trouve affection et réconfort, et accompagnée d'un petit voisin salvadorien Carlos, elle se lance à sa recherche : la vieille Saab rouge de Fernando va emmener ce trio improbable dans une road-movie, du Colorado au Nouveau-Mexique, de Santa-Fe à Albuquerque où Evangelina est née, et où Fernando a vécu six ans avec Suzana. Là, elle trouvera des réponses, mais pas forcément celles qu'elle attendait.

A partir d'une histoire simple, Adriana Lisboa réussit un roman attachant, en faisant de l'adolescente la narratrice d'un moment essentiel de sa vie, ce moment où on quitte l'enfance. Un clignement d'yeux, un nuage. Une phrase dite à propos de papeles et soudain on a vieilli. Selon la turbulence, qui sait si on ne se couche pas un jour à quarante ans, pour se réveiller le lendemain à soixante dix ans.

Evangelina raconte sa vie d'avant, celle d'aujourd'hui, ce qu'elle voit autour d'elle et les réflexions que lui inspirent ses observations. Sur la plage de Copacabana, elle regardait la mer, rêvant au monde des poissons, des algues, des mollusques, des coquillages bleu corbeau. Ces corbeaux « bleu coquillage », elle les regarde maintenant survolant la ville de Lakwood, Colorado avant de les découvrir dans un poème. Elle fait l'expérience des différences de climat, de végétation entre Denver et Rio, celles des codes de vie entre Brésiliens, Latinos et Américains « natifs », du mépris mal dissimulé dont ces derniers font preuve : "Je n'ai pas besoin de remarques qui viennent d'Amérique du Sud" répond une camarade de classe à Evangelina qui s'était permis de donner un conseil et qui ajoute : "Je me souviens de sa voix. Douce et précise, sa voix-bistouri".
Lucide, elle n'a pas l'admiration béate de son ami Carlos pour tout ce qui est américain, lui qui ne rêve que d'intégration et de papeles légaux pour pouvoir plus tard coller sur sa voiture la vignette « Natif du Colorado » comme le font certains. Mais, pour survivre, il lui faut bien trouver qu'une vie « ailleurs » est possible. Evangelina se pose et pose de nombreuses questions : Fernando va être son interlocuteur privilégié, livrant par bribes un lourd passé de guérillero sur lequel il avait fait silence. Avec lui, Evangelina, qui ne connaissait du Brésil que la plage de Copacabana et la liste de ses présidents apprise par cœur à l'école, découvre un autre pays, celui de la dictature militaire des années 70, et des guérillas de l'Amazonie pourchassées et anéanties par ces mêmes militaires, jusqu'à l'effacement de toute trace.

A travers les histoires personnelles d'Evangelina, de Carlos et de Fernando étroitement imbriquées, Adriana Lisboa rend compte avec finesse des difficultés d'intégration, de la recherche d'une identité et de la place que peut trouver chacun dans ce monde. Aucun pathos dans ce récit, mais de la poésie, de la drôlerie et une tendresse pudique.

Ce Bleu corbeau mérite d'être découvert.

Marimile

Extrait :

C'est alors que Fernando apparut à la maison avec une luge rouge en plastique et, tout en me garantissant que je n'allais pas mourir, il me poussa dans la pente.
J'ouvris la bouche dans la descente et j'ingurgitai une bonne quantité de neige dans une sorte d'auto-baptême. J'étais désormais des leurs. J'étais leur égale. J'étais une petite fille de plus, capitonnée dans une veste imperméable violette, avec des bottes noires en caoutchouc, doublées de fourrure synthétique. Je portais des jeans raidis par le froid, avec des emplâtres de neige collés dessus. Et des moufles. Et un bonnet en laine avec deux tresses de laine sur les côtés. La veste et les bottes étaient des fins de séries, mais de relativement bonne qualité, et je trouvais étrange de voir toutes ces matières s'interposer entre ma peau et le monde. J'existais désormais en couches.
L'air redevint dur, mais l'essence de cette dureté était autre. De toutes les manières, il fallait respecter le fait qu'ici les choses connaissaient rarement le moyen terme. Et de toutes les manières ce qui importait, c'était que j'étais maintenant une des leurs, oui, analogue, comparable à, semblable.

Bleu corbeau
Bleu corbeau de Adriana Lisboa - Éditions Métailié - 222 pages
Traduit du brésilien par Béatrice de Chavagnac