Alors qu’il n’avait que 6 mois, le petit Joseph Keaton, fils d’un couple de forains, fait une chute monumentale dans les escaliers, chute qui lui vaudra le surnom définitif de Buster (dans l’argot du cirque, une dégringolade spectaculaire).

Il ne s’est pas vraiment fait mal, et il va bientôt devenir évident que Buster ne se fait jamais vraiment mal : il tombe et se relève sans sourciller ; un numéro que son père va pousser à l’extrême sous le chapiteau, utilisant tour à tour son fils dès l’âge de trois ans comme projectile, serpillière ou punching-ball, au plus grand effroi d’un public fasciné qui en redemande. Et c’est ce même Buster Keaton, adulte toujours imperturbable, l’homme qui ne souriait jamais qui deviendra l’un des plus grands réalisateurs et acteurs comiques de son temps, marquant d’une pierre blanche l’histoire du cinéma.
Cette enfance effarante, que nous raconte avec talent et sensibilité Florence Seyvos, aurait déjà suffi à nourrir un roman.

Mais un autre garçon prend le pas dans le récit de la narratrice, alors que celle-ci, en voyage à Hollywood pour tenter de percer le mystère Buster Keaton, rembobine ses propres souvenirs. Ce garçon, c’est Henry, ce nouveau frère qu’elle rencontre lorsque sa mère se remarie. Elle a alors onze ans et lui huit. Henry est handicapé : quelques heures après sa naissance, la rupture d’un vaisseau dans son cerveau y a laissé des lésions irréversibles. Henry vit dans son univers à lui, tour à tour imperméable à l’extérieur ou farouchement en résistance, riant au plafond avec ses anges personnels, passionné de trains, drôle parfois, inquiétant souvent, et surtout terriblement émouvant à travers les yeux de sa grande sœur qui le raconte.

Buster/Henry, Henry/Buster... Deux époques, deux trajectoires, deux personnalités. Pourtant, Florence Seyvos tisse ensemble les fils de ces deux vies et, dans son récit, les frontières se brouillent et les points communs surgissent : ceux qui relient deux garçons solitaires confrontés à la brutalité du monde et aux exigences de leurs pères, élevés à la dure et qui resteront systématiquement à côté de la norme, impénétrables aux yeux des autres, deux funambules comme celui que les éditions de l’Olivier ont si heureusement choisi pour illustrer la couverture.

Ce faisant, elle réussit le tour de force de transformer le portrait en miroir, et de nous interroger, nous lecteur, sur notre propre rapport à la normalité.

Sans fanfare ni trompette, dans une prose sobre qui évite soigneusement toute sensiblerie, Le Garçon incassable fait partie de ces livres précieux qui décalent pendant un moment votre regard sur le monde. Un très beau roman, sensible et profond, que nous recommandons sans réserve.

Erika et Sylvie
Librairie L'Attrape-Coeurs (Paris)

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Extrait :

Son premier rôle est celui d'une chose. Joe, son père, considère cette chose, la soulève d'une main pour mieux l'examiner, puis la lasse retomber par terre. La chose ne bronche pas. Alors Joe attrape à nouveau la chose et la jette dans le décor. La chose revient. Cette chose est bien résistante, se dit Joe. Cette fois il la lance dans les coulisses. On entend un grand bruit. Puis, plus rien. Joe retourne à ses occupations, mais voilà que la chose revient. Quoi ? Encore cette chose ? ! Pour la chasser, Joe se saisit d'un balai. Mais la chose s'accroche au balai, impossible de l'en détacher. Alors Joe se sert de la chose comme d'une persillère et frotte le plancher de la scène avec. Puis, excédé, il la balance dans la fosse d'orchestre. Elle atterrit dans la grosse caisse. Buster adore ça. Il s'amuse énormément. Il ne se fait jamais vraiment mal, ou alors il ne s'en rend pas compte. Il se retient de rire. Une chose ne rit pas. Et il a bien remarqué que plus il a l'air d'une chose, plus ce sont les spectateurs qui rient.

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Le garçon incassable de Florence Seyvos - Éditions de L'Olivier - 176 pages