Mexico, années 1900-1920 : années capitales dans l’histoire du pays, où on passe de la dictature de Porfirio Diaz à la période tourmentée de la Révolution où s’affrontent Madero, Huertas, Zapata, Villa, Carranza et autres Obregon. Mais les deux héros du roman n’ont que faire de l’Histoire : Ils sont passés à côté de tous les grands événements historiques. Lorsque la révolution éclata, Matilda était à l’intérieur d’un amour fait de cactus et de ciel bleu, et Joaquin, dans le demi-sommeil irrégulier de la morphine.

Si c’est l’addiction à la morphine à la suite d’un chagrin d’amour qui conduit le talentueux et fils de bonne famille Joaquin Buitrago à la déchéance, l’histoire de Matilda Burgos est plus complexe. Lorsqu’il la photographie à la Castaneda, Joaquin découvre qu’il l’a déjà saisie dans son objectif alors qu’elle était pensionnaire dans une maison de passe douze ans auparavant et apprend d’elle par la suite que leurs vies s’étaient déjà croisées, lorsque sans le savoir ils étaient tous deux amoureux de la même femme, Diamantina, professeur de piano qui fréquentait les cercles anarchistes. Joaquin, fasciné par Matilda veut tout savoir d’elle, la  posséder  comme il capte les corps et les âmes dans son objectif. Il passe donc de longs moments avec elle, noue des liens avec l’aliéniste Eduardo Oligochea, dans le but d’avoir accès à son dossier médical. Ce dernier est plutôt un adepte des théories du psychanalyste allemand Emil Kraepelin pour lequel les maladies mentales sont liées à des lésions physiques précises et non à des souffrances de ce concept dénommé âme que de celles de Freud. Il ne voit dans les souffrances et les discours prolixes de Matilda que mensonges et affabulations. Joaquin ne peut se contenter d’un dossier sec et incomplet à ses yeux. Faisant des recherches à la Bibliothèque Nationale, il part aux sources de l’histoire familiale de Matilda, qui rejoint celle des émigrants italiens et espagnols dans les tierras calientes de Vera Cruz, ce qui nous vaut des pages passionnantes sur cette région propice à la culture de la vanille. Matilda a quinze ans lorsqu’elle quitte définitivement cet endroit avec trois gousses de vanille dans la poche, pour rejoindre à Mexico le seul membre qui lui reste de sa famille, son oncle Marcos médecin féru d’ordre et d’hygiène. Personne ne me verra pleurer se dit alors la jeune fille, qui, tout au long de sa vie tourmentée se répétera ces mots, par dignité, pour ne rien laisser paraître de ses peurs et de ses émotions.

Matilda et Joaquin sont deux marginaux, deux solitaires qui pour fuir une réalité trop dure se sont réfugiés, l’un dans la drogue, l’autre dans la folie. A leur façon, ils s’opposent à l’ordre établi incarné par la famille bien-pensante de Joaquin et l’oncle de Matilda. Si le personnage de Joaquin me semble un peu inconsistant, celui de Matilda, qui malgré tout essaie de se construire un destin, me paraît plus intéressant. Mais au final, rien ni personne et surtout pas Joaquin ne peut la sauver d’elle-même et de sa souffrance, et c’est librement qu’elle choisit de s’enfermer à nouveau dans La Castaneda.

Dans ce roman, Cristina Rivera Garza dresse un état des lieux de la société mexicaine d’alors, et plus particulièrement de ceux d’en bas, ouvrières des ateliers textiles, prostituées des maisons de tolérance ou pensionnaires d’asiles psychiatriques à Mexico, sans oublier les paysans appauvris des terres du sud ou les mineurs faméliques de San Luis Potosi, qui apparaissent au gré des pérégrinations de Matilda.

On se perd parfois un peu dans ce récit fragmenté par de nombreux flash-back et les comptes-rendus de dossier des malades, présentés abruptement, mais l’ensemble reste passionnant, et la poésie de nombreuses pages mérite qu’on s’y attache. A découvrir.

Marimile

Extrait :

ls sont à l’ombre d’un châtaignier, on entend le sifflement du vent et l’écho ahuri des fous autour d’eux. Joaquin lui demande de fermer les yeux, de tendre les mains. Matilda, qui espère un autre cadeau, obéit sans broncher, telle une enfant. Une mèche de cheveux barre son visage de gauche à droite. Dans le ciel, les nuages moutonnants du matin ont les flancs teintés de gris. Sans qu’elle le voie, il sort un minuscule flacon de la poche droite de sa veste et le pose sur ses mains ouvertes. Le liquide contenu par le verre a la couleur de l’encre de Chine, du chocolat noir.
- Vanille, murmure Matilda en ouvrant les yeux. C’est de la vanille. La maudite vanille…
La vanille est une orchidée, vous le saviez ? Xanat. J’ai parlé avec elle, je connais tous les secrets de ses gousses. Elle a la voix d’une femme. Juste en la sentant, même de loin, je sais si elle est bâtarde, métisse, douce ou rayée. La meilleure, c’est la douce… la vanille, même si elle se nourrit par les racines, a besoin comme les femmes, d’un arbre tuteur pour s’enrouler autour de lui, sinon elle meurt.

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Personne ne me verra pleurer de Cristina Rivera Garza - Éditions Phébus - 256 pages
Traduit de l'espagnol par Karine Louesdon et José Maria Ruiz-Funes Torres