J'avais commencé à penser qu'il faudrait que je trouve un moyen de parler à Caroline S. Spacek. Lui faire ouvrir les doigts. Savoir ce qu'elle dissimulait au creux de sa paume.
Contre toute attente, elle lui répond favorablement, et l'interview de quelques heures va se transformer en un huit-clos de deux mois d'été pendant lequel Lou va écouter, enregistrer, accompagner Caroline, s'imprégner d'elle comme un « buvard ». Pourquoi a-t-elle accepté de le recevoir, lui simple étudiant ? Pourquoi est-il si fasciné par son œuvre et sa personne ? Peut-être a-t-elle senti dès le début sa fragilité et la sincérité de son désarroi lorsqu'il se trouve face à ce phénomène de la littérature. Peut-être a-t-elle deviné, comme l'a compris Lou, le premier jour, qu'ils ont en commun une enfance fracassée, dévastée. Mais c'est elle qui parle, qui mène un jeu auquel se soumet sans résistance le jeune homme. Je comprenais petit à petit qu'elle parlait toute seule. Elle avait beaucoup plus de souvenirs que ce qu'elle avait proclamé au départ. Elle savait très bien où elle allait, parce qu'elle allait à reculons. Elle plongeait la tête en arrière comme une nageuse. Dos crawlé. Jour après jour après jour.

Dès la première interview, Lou est frappé par la qualité littéraire du récit qu'elle lui fait de son enfance misérable et violente, comme si elle lui racontait un chapitre de l'un de ses romans, et non un moment de sa vraie vie. Je commençais à penser que j'avais été présomptueux, que ce n'était pas si facile que ça d'interviewer un écrivain, puisque la vérité n'était jamais une base pour eux mais plutôt une destination, puisqu'ils maîtrisaient si bien la fiction que tout ce qu'ils pouvaient imaginer sonnait vrai.

Il va découvrir la vie étonnante de Caroline, qui grâce à un coup du destin, devient la secrétaire d'un poète connu, qui l'oblige à lire le dictionnaire, à lire le plus possible alors que chez elle les bouquins, c'était pour les tafioles. Et puis, de la lecture, Caroline passe à l'écriture, et l'apprentie va dépasser le maître, qui bien sûr ne le supporte pas. Célèbre à 19 ans après la publication de son premier recueil de nouvelles, elle se marie, divorce, se remarie, divorce à nouveau... En fait, l'écriture a dévoré sa vie au point qu'il n'y a plus de place pour autre chose.
Jour après jour, Lou écoute, relit la nuit les livres de Caroline à la lumière de ce qu'elle lui a raconté, observant, fasciné comment elle a réussi à transformer son vécu chaotique en matériau littéraire, en cette prose parfaite.

Avec une maîtrise stupéfiante, Julia Kerninon fait de Caroline S.Spacek une personne si réelle que l'on croirait qu'elle a vraiment existé et que l'on est tenté d'aller chercher d'autres éléments de sa biographie dans Wikipedia. Elle joue avec le lecteur comme son héroïne le fait avec Lou, distillant savamment les informations sur sa vie, dévoilant peu à peu par touches successives le portrait d'une femme hors normes, jusqu'à la chute finale. Comme elle, elle fait la démonstration, de sa maîtrise absolue de la narration, de sa mesure des effets, de sa parfaite appréciation du bon moment pour délivrer une information. A son tour, Lou deviendra écrivain à sa manière en rédigeant une biographie de Caroline S. Spacek. Mais pourra-il écrire autre chose ?

Un premier roman, brillant, très réussi, qui parle d'écriture, des liens entre écrivain et lecteur, de la célébrité et de la solitude, mais qui sait dire aussi la grâce d'une jeune femme indomptable ou la beauté d'un été anglais. On attend les suivants avec impatience.

Marimile

Extrait :

Parce que ces soirs-là, je pensais à nos enfances. Elle avec son kiwi domestique et sa famille avide, et moi chez mes parents, au bord du périf, cerné de tous les côtés par les poings serrés de mon père, parce que j'étais homosexuel, quand j'étais petit je savais déjà ça et je savais que j'étais en danger de mort alors. Nous avions ça en commun, cette somme écrasante et inracontable. Aucun mot ne pouvait vraiment dire la tristesse de mon enfance et de la sienne. Le langage était un code trop articulé pour dépeindre nos saccages respectifs. Je nous voyais, elle et moi, reflétés sur l'écran opaque à la fin du film, comme des miraculés sur une photo de guerre en noir et blanc. Nous avions survécu, vraiment. Elle avait écrit des livres et j'en avais lus, et nous étions là. Nous étions là, à parler comme si rien de grave n'était jamais arrivé.

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Buvard de Julia Kerninon - Éditions du Rouergue - 192 pages