Neuf de ces nouvelles abordent de front les aspects les plus noirs de Cuba à cette époque : fuite vers Miami sur des radeaux, trafics en tous genres, vie carcérale, censure, guerre d'Angola et ses séquelles sur les survivants
Les enfants dont personne n'a voulu dédiée sobrement « aux défunts » raconte le départ pleins d'espoir, les bras tendus vers les terres du nord malgré les tempêtes, les naufrages, les requins, les morts et la détresse des survivants.
Dans La lune n'a plus ses boucles d'oreilles, je les ai cachées au fond de la mer, et La rivière aux eaux tranquilles, une des plus belles nouvelles, l'auteur montre comment la prostitution, les petits et grands trafics sont souvent le seul recours de subsistance pour des familles entières. Manolo, le héros que l'on doit amputer, s'inquiète seulement en se demandant comment il avancera dans les eaux de la rivière avec une seule jambe. Or cette rivière infestée de détritus en tous genres est le seul chemin possible pour atteindre la fabrique où lui et ses frères vont se fournir en cigares volés, revendus ensuite aux touristes.
Les épouvantables conditions d'incarcération des prisonniers sont le sujet de deux nouvelles : La chienne et La lune, un mort, un morceau de pain au titre très explicite. Faim, mauvais traitements, viols, sont le lot quotidien des hommes entassés dans les prisons castristes.
Les oubliés dédié à Jorge, qui porte le poids de la guerre sur les épaules est un hommage aux soldats perdus de cette guerre inutile que fut pour les Cubains la guerre d'Angola. C'est une des nouvelles les plus saisissantes du recueil. Depuis que nous sommes montés dans l'hélicoptère, j'ai le pressentiment qu'on n'en sortira pas vivants. Ainsi commence le récit d'une opération militaire où les hommes ne luttent pas contre un ennemi du reste invisible, mais contre une nature traîtresse et surtout contre leurs démons intérieurs qui finissent par les rendre fous.
Dans Laura à La Havane, qui donne son titre au recueil, il s'agit d'une tentative désespérée de faire passer à l'extérieur des témoignages sur la situation du pays. Si le réalisme domine dans ces nouvelles, le fantastique envahit ce récit étonnant qu'est Le sourire dans le vide : le héros en est le personnage principal du roman que vient d'apporter son créateur dans une maison d'édition. Devenu narrateur à son tour, il raconte ses angoisses devant les ciseaux des censeurs et sa course haletante pour échapper en vain à la destruction du livre, à laquelle participe l'écrivain lui-même. Le tableau, cruel, n'épargne ni les censeurs, ni les éditeurs, ni l'écrivain, réduit à renier son œuvre, donc à se renier lui-même.

La dixième nouvelle, Une génération égarée, est plutôt un manifeste, un constat amer de la dispersion de toute une brillante génération d'écrivains (dont fait partie Karla Suarez qui a préfacé le recueil) exilée de par le monde, fuyant la censure, les tracas et les intimidations de toutes sortes.

Au-delà d'un contexte spécifique à la dictature cubaine, ces nouvelles s'inscrivent dans le cadre plus large de situations que l'on peut retrouver ailleurs, posant les mêmes interrogations sur la nature humaine. Elles sont en tout cas l'illustration éclatante d'un talent singulier que l'on souhaite très vite reconnu, même si la nouvelle n'est pas le genre le plus apprécié en France.

Marimile

Extrait :

Alors je sens que le monde s'écroule, qu'on m'écorche vif, que je n'existe plus. « Un petit morceau ». C'est lui que j'ai envie de mettre en morceaux envie d'en faire de la charpie avec mes propres ongles, de le désintégrer, et je m'imagine le poussant vers la chambre à gaz, fermant la porte sur son visage affamé. « Un petit morceau », je me souviens qu'il a dit « pe-tit-mor-ceau » et les mots se répètent sans que je puisse les arrêter. Une force grandit en moi, s'impose pour lui dire qu'il est à moi et que je le défendrai coûte que coûte, que j'ai aussi faim et plus que lui, que ce morceau de pain ne me rassasiera même pas. Moi aussi je veux courir vers le mur, grimper la clôture comme le mort de ce matin, voir les lumières de la ville et m'assurer qu'au-delà de ces murailles vivent des gens, même s'ils ignorent ceux qui souffrent enfermés ici, je veux qu'ils sachent qu'on ne vient pas dans cette île seulement pour connaître l'histoire ou faire du tourisme, qu'il y a aussi un musée d'hommes aux vies détruites. J'ai besoin de croire que quelqu'un a mal à cause de nous, qu'on nous pleure et qu'on souffre pour nous.

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Laura à La Havane de Àngel Santiesteban - Éditions L'atinoir - 132 pages
Traduit du cubain par Elena Zayas