Serena a pourtant une passion dans la vie : elle dévore tout ce qui lui tombe sous la main. Elle confond facilement Jane Austen et Margarett Drabble, et puis se passionne soudain pour Soljenitsyne. Ou Colette. Peu importe. Ce qui lui permet de publier des chroniques dans une revue locale, ? Quis ? - une sorte d’ancêtre britannique de Biblioblog.
Elle aurait pu avoir une vie rangée, et vivre avec Jeremy, si ce n’est que Jeremy avait quelque chose qui clochait : il avait fini par lui avouer qu’il préférait vivre avec un autre homme.
Heureusement Serena, grâce à Jeremy, fait la connaissance de Tony Canning. Un véritable homme du monde, beaucoup plus âgé qu’elle, et qui devient pourtant son amant. Mais surtout un homme travaillant pour le fameux M15 …

Rares étaient les femmes que l’on approchait suivant la procédure consacrée, maintes fois décrite. Et bien qu’il soit strictement exact que Tony Canning ait fini par me recruter pour le M15, ses motivations étaient complexes et il n’obéissait à aucun ordre officiel. S’il attachait de l’importance à ma jeunesse et à ma beauté, il me fallut un certain temps pour découvrir le caractère pathétique de cet attachement. (…) Alors qu’il s’apprêtait à entamer un voyage sans retour, il allait changer le cours de mon existence et se conduire avec une cruauté gratuite. Si, aujourd’hui encore, je n’en sais pas plus à son sujet, c’est parce que je n’ai fait qu’une toute petite partie du chemin avec lui.

Commence alors un surprenant apprentissage pour la jeune recrue. Nous sommes en pleine guerre froide. La légendaire institution de renseignement veut jouer son rôle entre les deux blocs, entre la CIA américaine et les espions russes. Mais Serena déchante dans un premier temps : les tâches qui incombent généralement aux femmes embauchées comme elle consistent essentiellement à trier des fichiers et à taper la machine. Seule la belle Shirley, avec qui elle devient immédiatement amie, rond la monotonie des hivers londoniens.

Il faut attendre la page 128 pour que quelque chose se déclenche enfin. Serena est convoquée par Happy Tapp, un ponte du 5ème étage. Sont également présents Max Greatorex, une jeune recrue de trente ans d’âge, qui arrive du M16 avec un rang d’officier, et puis Peter Nutting, un autre ponte.
Avec Max, on pourrait tout droit aller au mariage et tout cela aurait pu se finir comme Sur la plage de Chesil. Mais la suite va prouver que non, et Max jouera un rôle non négligeable dans cette histoire.
Les trois hommes vont exposer leur projet : sur la base de ce qui s’est déjà fait avec le magazine Encounter aux États-Unis, le M15 veut subventionner une fondation qui aurait pour but de repérer de jeunes auteurs prometteurs, de les aider financièrement pour l’écriture de leur premier roman, et de suivre l’évolution de leurs idées – pour peu que celles-ci soient en accord avec celles du gouvernement britannique.
C’est l’opération Sweeth Tooth. Et Serena est toute désignée pour en faire partie, avec son goût prononcé pour la littérature.

La deuxième partie du livre est la meilleure. Serena sera séduite par les quelques nouvelles de l’auteur qu’on lui a demandé d’infiltrer : un certain Tom Haley. Mais ensuite elle est séduite par l’homme qui se cache derrière ses écrits. Et réciproquement. Mais comment avouer à l’homme dont elle tombe profondément amoureuse qu’elle travaille pour le M15 et qu’elle est chargée de l’espionner pour voir s’il n’a pas des pensées subversives ?
Mais le métier d’écrivain est-il si différent que cela de celui d’espion ? L’écrivain n’épie-t-il pas ses semblables pour les coucher dans ses livres ? Chacun formulera sa propre réponse.

Le coup de théâtre final est magistral. On n’en dira pas plus pour inciter les lecteurs à se ruer sur cette histoire sans se laisser décourager par la première partie.
Car le jeu en vaut la chandelle. Au-delà de la belle histoire façon Arthur Koestler sur les agences de renseignements, c’est à la découverte d’un auteur en apprentissage (ses premiers écrits ne valent de passer à la postérité – Ian McEwan est-il allé puiser dans ses propres tentatives pour nous donner des exemples ? ) et à la rencontre de quelques figures connues (dont une lecture avec Martin Amis, par exemple) que Ian McEwan nous invite.
Et il le fait avec sa virtuosité habituelle.

Alice-Ange

Du même auteur : Samedi, Psychopolis et autres nouvelles

Extrait :

Cinquante minutes durant, nous unîmes tous trois nos efforts pour établir mon profil psychologique. J’étais pour l’essentiel une mathématicienne avec d’autres centres d’intérêt inutiles. Mais comment diantre avais-je pu décrocher ma licence avec mention ? Je mentis ou déformai la réalité dans le sens requis, disant qu’en troisième année je m’étais découvert un intérêt assez déraisonnable, compte tenu de ma charge de travail, pour l’écriture, l’Union Soviétique et l’œuvre de Soljenitsyne. Mr Tapp semblait curieux de connaître mon point de vue que j’exposais sans hésitation, ayant relu mes anciennes chroniques sur les conseils de mon amant disparu. En dehors de l’université, je m’inventai un moi entièrement inspiré par mon été avec Tony. Qui d’autre que lui avais-je ? Parfois même, j’étais Tony Canning. (…) De toute ma vie, en fait, je ne m’étais pas jamais sentie aussi intelligente que pendant cet entretien. Ni aussi contente de moi depuis mes chroniques dans ?Quis ? Rares étaient les sujets sur lesquels je n’avais pas d’avis. Mon ignorance ne m’empêchait pas de briller. C’était Tony qui parlait. Je m’exprimais comme un professeur de Cambridge, comme le président d’une commission d’enquête gouvernementale, comme un propriétaire terrien. Entrer au M15 ? J’étais prête à en prendre la tête. Rien d’étonnant à ce qu’après m’avoir demandé de quitter la pièce, puis d’y revenir, Mr Tapp m’ait fait part de sa décision de me proposer le poste. Avait-il le choix ?

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Operation Sweet Tooth de Ian McEwan - Éditions Gallimard - 448 pages
Traduit de l'anglais par France Camus-Pichon