L'angle choisi par François Dupeyron est assez différent de celui retenu par David Bosc. Pourtant, le roman débute à la vie de la fin du peintre. Seul à Genève, il traîne son embonpoint de bar en bar et croit reconnaître dans une prostituée le grand amour de sa vie, Jo. Oui, Jo, cette irlandaise rousse, avec qui il a vécu, qu'il a peint à de nombreuses reprises et qui a servi de modèle pour le tableau le plus scandaleux de l'auteur. Malheureusement pour Courbet, ce n'est pas Jo, mais Mona, une prostituée. Courbet la retrouvera à plusieurs reprises pour lui raconter sa vie, de peintre et de militant, revenant sur les moments joyeux et ses nombreux regrets.

Avec une écriture très organique et gouailleuse, Dupeyron revient sur les moments qui ont marqué la vie de Courbet. Il y a d'abord cette histoire avec Jo, avec comme scène centrale la création de L'origine du monde. Alors qu'un ambassadeur turc a passé une commande au peintre, Courbet a une intuition de génie en créant cette œuvre qui sera longtemps cachée. Jo est pour Courbet une muse, celle qui pousse le peintre à aller plus loin. Pourtant, il ne faut pas pousser beaucoup Courbet : il est persuadé d'être meilleur que les autres, plus radical, plus honnête, et fait tout pour que son œuvre soit reconnue de façon encore plus éclatante. Cela donne l'occasion d'une belle séquence du roman, avec la description d'une exposition organisée par Courbet, dans laquelle il n'expose que ses œuvres, en réponse au Salon où il n'est pas exposé. Et comme souvent, au moment où il peut triompher face à son rival, il s'emporte et sa nature éruptive et joviale prend le pas sur sa volonté de triomphe.

Le roman s'attarde également longtemps sur la part que Courbet prend dans la Commune. Le peintre est en effet connu pour être à l'origine de la chute de la colonne. Il s'insurge contre cette image, estimant qu'il n'a cité qu'une fois cette possibilité et n'a jamais poussé à la destruction de l’œuvre napoléonienne. Pourtant, les journaux l'attaquent sur ce point, faisant du peintre l'une des figures les plus honnies par les adversaires de la Commune. Les passages sur la Commune sont passionnants : on y lit les tractations politiques entre les différentes tendances, les espoirs soulevés par cette nouvelle organisation politique et la défaite face aux troupes menées par Thiers. Concernant Courbet, on y lit le rôle qu'il a joué dans la défense des musées, notamment le Louvre, ainsi que sa volonté de sauver les œuvres rassemblées chez Thiers, son adversaire, place Saint-Georges.

L'écriture de Dupeyron, très orale et heurtée, pose par moment des difficultés de lecture, car la syntaxe n'est volontairement pas parfaite. Néanmoins, la force de certains épisodes, la grandeur des descriptions et le charisme du personnage principal m'ont entraîné dans cette lecture.

 Yohan

Extrait :

Ils n'étaient pas tout seuls, une foule de curieux voulait voir dans quoi il vivait, le trou du cul ! son linge, ses meubles. C'était déjà tout en bordel, jeté en colère, par les fenêtres, les portes, pêle-mêle dans le jardin. On essayait les fauteuils, on se mirait dans les miroirs... Il devait pas manger de la merde dans des assiettes pareilles ! peintes en or ! et des verres en cristal si fin qu'ils se fendaient rien qu'à les regarder trop fort. Il y avait de ces trucs et machins qu'on n'avait pas vus, heureusement qu'une ancienne femme de chambre expliquait... elle racontait les manies de madame, les heures qu'elle restait chaque jour dans sa baignoire qu'il fallait sans arrêt apporter de l'eau chaude... Monsieur, lui, c'était sur ses commodités qu'il aimait bien passer le temps, personne d'autre que lui avait le droit à y poser ses fesses... c'était un modèle anglais qu'il avait fait venir tout exprès. Jamais vu ça aussi ! Et si on se bousculait  pour toucher, les plus hardis s'asseyaient rien que pour la nique... C'est vite ridicule, un homme quand on le ramène à son intimité, une ridicule cuvette où il posait son cul ! le même qui faisait tirer les canons...

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Le grand soir de François Dupeyron - Éditions Actes Sud - 270 pages