La plupart des Français pensent que la guerre s’est arrêtée en août 44 à la Libération de Paris. Mais pas du tout. L’histoire nous apprend qu’Hitler a souhaité les installer dans un château, quitte à en déloger la famille princière des Hohenzollern, maître des lieux depuis des siècles.

La grande réussite de Pierre Assouline, célèbre journaliste et biographe, est de raconter la grande Histoire du point de vue du majordome. Certes on croise le Maréchal Pétain, le Président Laval, et tout un tas de gens qui signent des décrets comme si ils continuaient à gouverner la France. Mais le Maréchal a son étage du château, avec un ascenseur qui lui est réservé : pas question de croiser Laval qu’il déteste, quand il fait sa promenade autour de Sigmaringen. Pendant huit mois se succèdent les complots, les rumeurs d’espionnage, les rancœurs de ce gouvernement d’opérette qui se croit encore aux commandes. Une guerre de positions et de tranchées invisibles. Pendant ce temps, Stein règne sur la valetaille qui est composée des gens du Prince Hohenzollern, mais aussi des serviteurs français qui font partie de la suite du Maréchal, dont la belle Mademoiselle Wolfermann, l’intendante du Maréchal…

Un majordome général a vocation à tout entendre sans rien écouter ; et si les circonstances le placent en état d’écoute involontaire, il se doit de tout oublier. dit Julius. On pense bien sûr à Anthony Hopkins dans Les Vestiges du jour ou à la série Downton Abbey. Le majordome en chef va en effet être le témoin muet de la mascarade de gouvernement qui habite les 383 pièces du château.

Pierre Assouline met en scène la thématique classique des maîtres et des serviteurs. Il pose la question de la fidélité à des valeurs, la question de la désobéissance ou de l’obéissance quand on est en territoire occupé. Servir, maintenir, se tenir telle est sa devise, mais cela devient de plus en plus difficile au fil du temps.

Et puis on croise encore le personnage du Dr Destouches qui soigne les pauvres. Car il n’y a pas que les huiles qui sont venues à Sigmaringen : il y a aussi environ 2 000 français issus de la Milice ou de la collaboration. Et ils sont partis en tenue d’été, alors que la température pendant l’hiver 45 va descendre à moins 35°. Mais le Dr Destouches est aussi mieux connu sous son nom de plume : Céline.

J’ai pris un grand plaisir à lire ce Sigmaringen. Il y a de tout : un fond historique, une intrigue amoureuse, un secret personnel pour le majordome, et une fin en forme de coup de théâtre. Mais il y a surtout du style, beaucoup de style, comme toujours chez le journaliste, chroniqueur littéraire, historien et biographe qu’est Pierre Assouline qui nous livre là un excellent témoignage sur une période que, je dois l’avouer, j’ignorais complètement.

Alice-Ange

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Extrait :

Je me souviens qu’à la gare de Sigmaringen le docteur Destouches consultait à même le sol, en authentique médecin des pauvres. S’il y a aussi secouru des Allemands en détresse, il a certainement entendu ce qu’ils disaient et ce qui se disait alors : Mieux vaut une fin dans l’horreur qu’une horreur sans fin. Ce n’est pourtant pas l’image que je garde du docteur. Une autre me restera. Une fois, alors que la nuit était tombée sur la ville, je regardais le parc de l’une des fenêtres du château. Il était assis sur un banc, tenant son chat par une ficelle accrochée au collier. Les coudes sur les genoux, le visage penché vers le sol, il lui parlait tandis que le félin l’écoutait attentivement.
Le lendemain, je le croisais au château, où il était invité à déjeuner. En le menant à l’étage, je lui rappelai cette image qui m’avait saisi et touché, et je me permis d’ajouter : Alors, docteur, toujours seul ? à quoi il répondit aussitôt : Je m’entraîne à la mort.

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Sigmaringen de Pierre Assouline - Éditions Gallimard - 349 pages