Hank est rentré de la Guerre Mondiale avec une main en moins. Une main, c’est utile quand on doit cultiver, tendre des barbelés, ou creuser un puits.
Alors quand le mystérieux Walter apparaît un matin non loin de la ferme, Laurel y voit un signe et met tout en œuvre pour que l’homme providentiel reste auprès d’eux.
Pourtant ce Walter a tout pour surprendre son entourage : muet, ne sachant ni lire ni écrire, on ne trouve sur lui qu’un morceau de papier indiquant qu’il s’appelle Walter, qu’il ne peut pas parler, et qu’il doit se rendre à New York. Mais le lecteur a compris qu’il s’agit d’un fugitif : il a découvert un avis de recherche le concernant dans le hall de gare où il tentait de prendre un billet pour New York, et il a décidé qu’il valait mieux finalement vivre au fond d’un vallon encaissé des Appalaches, libre, plutôt que derrière les barreaux.
Walter cache un secret. Son seul moyen de communiquer avec ses nouveaux amis est de jouer de la flûte – divinement selon Laurel et Hank. Et très vite la belle Laurel est sous le charme. Mais combien de temps va-t-elle pouvoir ainsi garder auprès d’elle cet étonnant musicien ?

Avec un grand talent pour l’évocation de la nature – ce vallon où le soleil apparaît à peine, on croirait l’avoir vu après lecture - Ron Rash nous conduit tout droit jusqu’au drame final. En effet une bande de fanatiques, menée par un sergent qui s’est donné comme objectif d’enrôler tout jeune gars pour la guerre en Europe, a décidé de mener la vie dure à tout ce qui pourrait être allemand. Et quand l’un d’entre eux fait le lien entre l’avis de recherche placardé et l’homme qui travaille avec Hank à construire un puits au péril de sa vie, tous les ingrédients sont réunis pour un lynchage sans autre forme de procès.
La fin sera à la hauteur du reste du récit.

Ron Rash réussit avec brio à nous restituer l’ambiance de cette première moitié du XXème siècle dans un endroit isolé de Caroline du Sud. Il prolonge ici, après plusieurs romans sur ce thème, une réflexion sur la folie meurtrière des hommes enfiévrés par la guerre et réussit parfaitement à faire vivre sous nos yeux un trio qui se débat contre les éléments naturels et culturels, les seconds étant beaucoup plus dangereux.

Alice-Ange

Extrait :

Le tonneau s’arrêta.
Je le renvoie ! cria Hank.
Le tonneau redescendit, se déplaçant toujours à travers une épaisseur d’ambre mais se déplaçant tout de même. Tu entendrais l’eau si elle était si près, se dit Walter, pour se rassurer. Mais pas si l’eau remplissait la grotte jusqu’au plafond. Il n’y aurait pas un son maintenant, et aucun quand il se retrouverait immergé. Il serait dans une obscurité dont on ne pouvait pas s’échapper et, pire encore, dans un lieu infini de silence. Pour toujours. Walter tendit les bras et enfonça ses mains ouvertes dans la terre humide. Il les maintint là et regarda le tonneau sombrer dans sa direction.

Le tonneau arriva enfin à sa portée et il empoigna la corde d’une main et le bord de l’autre. Il se hissa à demi, se bascula à demi à l’intérieur, tint la corde à deux mains et s’activa à toute allure jusqu’à ce qu’il soit complètement dedans. Le tonneau remonta. Le trou semblait incroyablement loin, et petit, si petit qu’il ne pourrait jamais s’élargir pour le laisser passer. La corde grinçait et le tonneau tanguait à chaque tour de manivelle, le trou toujours pas plus gros qu’un dollar en argent. Walter changea de prise tout en imaginant les brins de chanvre se déroulant à chaque tour du treuil. Il ferma les yeux et pressa son front contre ses mains serrées, comme pour les étayer. L’air devint moins humide, puis il sentit la lumière se poser sur ses paupières. Il ouvrit les yeux et leva la tête, la bouche du puits avait pris la taille et la rondeur d’une cymbale. Les muscles de ses mains et de ses avant-bras étaient en feu, mais il avait peur de les relâcher ne serait-ce qu’un instant.
Sa tête émergea et la terre dodelina puis revint autour de lui à l’horizontale. Hank tira le tonneau hors du puits et Walter en jaillit. Il se remit d’aplomb sur les genoux, penché en avant pour qu’une paume repose à plat sur le sol. Laurel sortit de la maison, courant vers lui les bras tendus, déjà prête à l’enlacer. Elle se laissa tomber devant lui, les mains sur ses épaules.

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Une terre d'ombre de Ron Rash - Éditions Seuil - 252 pages
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Isabelle Reinharez