L’histoire commence comme un polar : Martial Canterel, un opiomane qui se traîne de fumerie en fumerie, est en train de raconter la fameuse bataille de Gaugamèles. Arrive alors un nouveau personnage, John Shylock Holmes, digne descendant de son illustre ancêtre. Il vient signaler à Canterel qu’un diamant précieux a été dérobé et qu’on a retrouvé par ailleurs trois pieds droits coupés à mi-tibia, chaussés de baskets de la marque Anankè qui est aussi le nom du diamant dérobé…
L’enquête menée par les deux hommes est le départ d’un tour du monde en 80 pages (quatre fois plus, en fait), - Londres, le Transsibérien, la Chine, l’Australie, l’océan indien, jusqu’au point le plus éloigné de toute présence humaine -, dont le récit prend la forme parfaitement maîtrisée du feuilleton romanesque.
Les personnages secondaires sont tous campés à la serpe : Grimod de la Reynière, le majordome de Holmes (on retrouvera au passage la dialectique des maîtres et serviteurs), Miss Sherington, la gouvernante de Canterel, Lady MacRae et sa fille Vérity ( ! ) plongée dans le coma, jusqu’au mystérieux Enjambeur Nô, qui nous fait croire un instant à un James Bond revisité.
Il y a des histoires enchâssées – beaucoup – ce qui n’est pas sans créer des détours qui me semblent parfois inutiles : une réflexion sur le livre numérique, par exemple, des digressions sur un personnage douteux, Mr Wang, propriétaire d’une entreprise de liseuses numériques, au comportement des plus libidineux (dont je n’ai pas vu l’intérêt au milieu du récit principal) ; l’histoire de Carmen également et son mari Dieumercie Bonacieux, atteint de cécité sexuelle
(là encore, quel intérêt ? ). Mais il y a aussi fort heureusement des histoires qui viennent servir le récit principal jusqu’au bouquet final sur l’île mystérieuse qui donne son titre au livre.
Il faut dire que Jean-Marie Blas de Roblès pratique avec facilité la mise en Abymes. Déjà dans Là où les tigres sont chez eux, on se demandait si on n’était pas chez Italo Calvino (Si par une nuit d’hiver un voyageur) ou encore chez Potocki et son Manuscrit trouvé à Saragosse. De nouveau, l’auteur pratique l’enchâssement, avec plus ou moins de bonheur cette fois-ci.
Mais Jean-Marie Blas de Roblès est un lecteur, indubitablement. Son livre est un ouvrage hommage aux écrivains qui le précèdent : à Jules Verne, bien sûr, Conan Doyle, ou encore Joyce, Stevenson, Cendras, Dumas, et au roman feuilleton du XIX ème siècle en général.
L’île du Point Némo, c’est aussi un peu Tintin au pays des liseuses. L’invraisemblable y côtoie le burlesque, l’imaginaire fonce à bride abattue, à tel point que parfois le lecteur s’égare. Si cet étourdissant itinéraire rocambolesque nous laisse assez souvent perplexe, il fait la part belle, comme précédemment dans le roman Là où les tigres sont chez eux, au rire, aux larmes, à la truculence et à l’érudition, mélange détonnant du roman-feuilleton revisité par l’auteur.
La fin sera à l’image de l’ensemble, loufoque et chargée de références – l’hommage à Jules Verne en étant le plus visible.
Jubilation romanesque et baroque, donc, odyssée délirante et burlesque : on ne peut nier la performance que constituent ces 457 pages. Pour ma part, je les aurais cependant volontiers condensées pour mieux en apprécier la saveur.
Alice-Ange
Du même auteur : Là où les tigres sont chez eux
Extrait :
De plus en plus intrigués, Canterel et ses amis s’approchèrent. Ce qu’ils virent à l’intérieur du hangar sans âme. Une imbrication de coléoptère et de mygale, avec deux batteries de multiples pupilles saillant d’une cuirasse de chitine. Leurs yeux s’accoutumant, ils reconnurent une machine aux lignes arrondies, carénées, un engin métallique bardé de rivets d’où la rouille suintait comme un piteux rimmel.
Canterel fut le premier à réagir :
- Un ptéronave ! dit-il sur le ton d’un vieillard qui reconnaît son premier vélo sur une photo d’enfance.
- Pas n’importe lequel, précisa Grimod avec l’enthousiasme d’un connaisseur, c’est un Ekranoplane… un KM 60 à effet de sol !
- Ça y ressemble, dit Vanya tout en s’activant sous les ailes de l’appareil, mais celui-là a été modifié, c’est un Tolstoï 1239. Il ne se contente pas de glisser, il vole ! Enfin, j’espère…
L'île du Point Némo de Jean-Marie Blas de Roblès - Éditions Zulma - 464 pages
Commentaires
lundi 6 octobre 2014 à 18h11
Une lecture pour moi en demi teinte après un début tonitruant , caracolant , dirais-je j'ai perdu le fil et il m'a fallu m'accrocher pour achever une lecture qui sur la fin était très pesante ( peut -être ne suis-je pas assez amateur de Jules Verne ? )
lundi 6 octobre 2014 à 21h07
@ Sylvaine : je comprends votre ressenti.
Un début tonitruant et caracolant : c'est très juste, et on aimerait en effet tenir ce rythme sur la distance.
Selon moi l'auteur a voulu trop embrasser dans un projet vertigineux et la fin est loufoque à souhait.
Mais on ne peut nier la performance livresque, même si l'objectif ultra ambitieux n'a pas été tenu jusqu'au bout.
mardi 28 octobre 2014 à 18h37
Quel livre ! Franchement, l'auteur fait preuve d'une belle générosité en nous offrant les fruits de son imagination débordante. Je l'ai terminé il y a quelques jours et je suis encore sous le charme. Voici ce que j'en ai écrit, encore sous le coup du plaisir ressenti : http://www.motspourmots.fr/2014/10/...
mardi 28 octobre 2014 à 20h58
@ Nikole G : bravo pour votre enthousiasme et votre capacité à résumer un livre
mais ne trouvez pas à la fin que c'est un tout petit peu trop ? Moi si ...mercredi 29 octobre 2014 à 20h50
@Alice-Ange : franchement, ça ne m'a pas gênée... Il pousse la mise en abyme à son paroxysme, pourquoi pas... Privilège de l'auteur. Je me suis tellement divertie que j'ai tendance à pardonner tout ce côté "too much".
mercredi 29 octobre 2014 à 21h25
@ Nikole G : bon, je comprends, en étant sous le charme, tout s'explique ...