On le sait, sous la pression des États-Unis, les autorités cubaines interdirent le débarquement de la plupart des passagers, et il en fut de même à Miami et au Canada. Le bateau repartit à Hambourg où la mort attendait les malheureux. Les Kaminski avaient eu cependant bon espoir de négocier leur débarquement du Saint-Louis car ils possédaient une pièce maîtresse, une toile de Rembrandt représentant un Christ sous les traits d'un jeune Juif, propriété de la famille depuis des siècles. En vain. Le formidable roman Hérétiques commence donc par le récit de cet épisode tragique et honteux, introduisant des personnages fictifs (Daniel et sa famille) dans l'Histoire.

On l'apprendra plus tard, Daniel, bouleversé, prend alors une décision radicale : Dieu pour lui n'existe plus. Il va donc s'appliquer à devenir un véritable Cubain, un hérétique aux yeux de sa communauté et de son oncle, jusqu'au jour où le passé revient en force lorsque le fameux portrait de Rembrandt réapparaît chez un fonctionnaire véreux de Batista. C'est là qu'en 2007, entre en scène Mario Conde, ex-policier de la Criminelle cubaine, qui vivote présentement de la vente de livres de collection et que les lecteurs de Leonardo Padura connaissent bien. Un soir, Mario reçoit la visite d'Elias Kaminski, fils de Daniel et de Marta Kaminski qui avaient émigré à Miami juste avant la révolution castriste. Le tableau de Rembrandt a réapparu mystérieusement dans une salle des ventes de Londres et Elias, son légitime propriétaire, charge l'ex-policier de retrouver la piste de cette toile. C'est l'occasion pour Mario Conde d'une déambulation nostalgique dans les rues d'une Havane qui n'existe plus guère sinon dans les souvenirs de ceux qui connurent l'ère Batista, en quête du passé de Daniel et de son oncle Joseph qui y vécurent ainsi que la communauté juive de la ville, du moins jusqu'à la Révolution.

Changement radical d'époque et de lieu : nous sommes maintenant dans l'Amsterdam du XVIIème, au temps de sa plus grande splendeur, et plus précisément au sein de l'importante communauté juive de la ville, qui avait fui l'Inquisition et les autodafés de l'Espagne et du Portugal, et aussi au plus près du plus grand peintre de l'époque, Rembrandt. Elias, jeune juif séfarade, ne rêve que d'une chose : travailler dans l'atelier du Maître. Ce faisant, il sait qu'il transgresse une des Lois fondamentale du judaïsme, la représentation de la figure humaine. Elias est « un hérétique ».

Retour au présent, 2008, et à La Havane : Mario Conde, à la requête de Yadine, petite-fille de Ricardo Kaminski, (fils adoptif de Joseph Kaminski), part à la recherche de son amie Judith, disparue depuis quelques jours, ce qui va le mettre en contact avec des tribus urbaines de jeunes qui hantent des quartiers bien spécifiques de La Havane, auxquels il n'avait prêté jusque là qu'une attention distraite. Il découvre alors que Judith à sa manière est elle aussi une « hérétique » qui, comme ses amis, vit en marge de sa famille et du « paradis » castriste. Il découvre aussi des interférences inattendues entre la piste de Judith et celle du tableau de Rembrandt.

On le voit, la construction du roman est assez audacieuse, avec ses trois parties qui portent chacune des titres à résonance biblique : Le livre de Daniel, Le livre d'Elias, Le livre de Judith, et dont le fil conducteur est le portrait d'un Juif représentant le Christ. Le style est flamboyant, Padura prenant pour modèle le grand auteur cubain Alejo Carpentier et son chef d’œuvre, Le siècle des Lumières, cité explicitement dans Les Hérétiques.

Mais, au-delà du roman historique et de l'intrigue policière, le vrai sujet du livre est la recherche du libre arbitre et de la liberté individuelle. Daniel, Elias, Judith et sans doute Mario Conde (sans oublier Rembrandt !) chacun à leur manière et suivant les possibilités de leur époque, essaient de vivre en accord avec leurs idées, fussent-elles « hérétiques » aux yeux des autres. Mais cette liberté a un prix, parfois très élevé.
A des degrés divers, j'aime tous les romans de Leonardo Padura, mais là, je trouve qu'il s'est surpassé !

Marimile

Du même auteur : L'automne à Cuba, L'homme qui aimait les chiens

Extrait :

Ce fut alors qu'Elias Ambrosius en arriva à se demander si cela valait la peine de vivre dans ces conditions : si c'était le mieux pour ses êtres chers et pour lui, si la duplicité permanente représentait l'unique choix que son époque sa race et sa vocation lui laissaient, ou s'il y avait une issue pour éviter le désastre. Il finit par penser que le mieux serait peut-être d'oublier ces égarements qui n'avaient finalement débouché sur rien, alors qu'il était encore en mesure de s'épargner de plus grands malheurs en se consacrant à une vie banale mais sans frayeur où il pourrait s'ouvrir aux autres, corps et âme, surtout son âme. De la sorte, il traverserait une existence sans peur (toujours cette maudite peur), bien que dénuée d'ambition et de rêves, il glisserait sur le fracas de jours de plus en plus identiques, sans jamais plus éprouver le désir excitant, né du tréfonds le plus insondable de son être, de prendre un fusain ou un pinceau et d'affronter le défi suprême en tentant d'éterniser le regard de bonheur d'une jeune amante, la paix d'un doux paysage, la force de Samson ou la foi de Tobie, comme son imagination emballée les lui laissait souvent entrevoir, comme le Maître les avait fixés sur la toile. Une vie banale d'homme banal, qui pourrait être même meilleure.

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Hérétiques de Léonardo Padura - Éditions Métailié - 603 pages
Traduit de l'espagnol (Cuba) par Elena Zayas