Bien que le nombre d’artistes femmes ait explosé écrit Siri Hustvedt, le fait que les galeries new-yorkaises exposent nettement moins de femmes que d’hommes n’est pas un secret. Les chiffres hésitent aux environs de vingt pour cent des expositions personnelles dans la ville, en dépit du fait que près de la moitié de ces mêmes galeries est gérée par des femmes. Les musées qui exposent de l’art contemporain ne font guère mieux, pas plus que les revues qui en parlent. Toute artiste femme est confrontée à l’insidieuse propagation d’un statu quo masculin.

Tout est dit. L’argument de ce livre va donc tenir en quelques mots : Femme du célèbre collectionneur Félix Lord, décédé trop jeune, Harriet Burden, devenue Harry, a l’idée de trouver un jeune artiste masculin, un certain Anton Tisch, et de lui confier ses travaux pour les exposer au grand jour, et connaître un certain succès.

Pour raconter cette histoire, Siri Hustvedt aurait pu concevoir une biographie classique, linéaire. Mais rien de tel dans Un monde flamboyant. Pour restituer la vie artistique de Harry, et pour rendre compte du morcellement de nos vies émiettées, l’auteure américaine fait parler des témoins, des proches, ses enfants : Maisie, devenue cinéaste, et Ethan, son fils prodige, Rachel Briefman, son amie psychanalyste, mais aussi les carnets qu’Harriet Burden auraient tenus.

Et l’histoire ne va pas s’arrêter là.
Après avoir vampirisé Anton Tisch, Harriet va procéder à d’autres mystifications. D’abord avec un certain Phineas Q. Eldridge, artiste gay et noir avec qui elle va exposer ses Chambres de suffocation. Ensuite, avec un troisième personnage, dénommé Rune, qui va lui permettre de travailler sur le thème des masques, dans une exposition intitulée Au-dessous, et qui va marquer la fin de l’aventure des prête-noms. Chacun connaissant une gloire éphémère qui semble donner raison à Harriet / Harry : avec une identité masculine, son travail est enfin reconnu.

Siri Hustvedt est un fin connaisseur – une fine connaisseuse ? – d’art contemporain, mais aussi de neurosciences. Le personnage de Rachel Briefman le dit bien : Harriet n’est pas du tout psychotique, simplement névrosée, et elle sublime ses névroses à travers ses créations.
Cependant, la vengeance à laquelle elle aspire, en démystifiant la réalité et en révélant qui se cache derrière ses trois masques masculins vivants fait un flop : non seulement, personne ne prête attention à l’article paru sous le pseudonyme de Richard Brickman (sans doute encore Harriet) paru dans une obscure revue d’art, The Open Eye, mais encore, Rune dément cette version, en s’appuyant sur la dépression de Harriet Lord. Il lui redonne aussi le nom de son mari Félix, ce qui lui permet de nier d’autant plus facilement l’existence même de Harriet Burden.

La fin ne sera pas des plus tendres : Rune mourra d’un accident cardiaque à l’intérieur de l’une de ses œuvres (celle-ci bien à lui) et Harriet, que la mort de Rune ne console pas, va être confrontée à la maladie.

L’essentiel n’est pas là pourtant. Siri Hustvedt réussit, en effet, la prouesse de restituer l’univers d’une artiste vue de l’intérieur, en la faisant surgir, comme une mosaïque impressionniste, à travers les faisceaux de différents témoignages.

Le mot de la fin revient peut-être à Harriet, filmée par sa fille Maisie :

J’ai regardé je ne sais combien de fois le film que j’ai tourné d’elle juste un an avant sa mort. Assise dans son atelier à côté de la Boîte d’empathie, elle s’adresse à la caméra. A un moment donné elle me parle à moi, directement. Elle dit mon nom et, quand je l’entends, je sens toujours en moi comme une accélération.
Nous vivons à l’intérieur de nos catégories, Maisie, et nous croyons en elles, mais souvent elles se débrouillent. C’est le brouillage qui m’intéresse. Le désordre.

Alice-Ange

Du même auteur : Tout ce que j'aimais

Extrait :

Avant cet après-midi-là, j’ignorais tout de l’exposition à la galerie Clark et de son succès. Bien que je me rendre régulièrement à des expositions dans des musées, je ne suis pas de près l’art contemporain et de nombreuses batailles sont livrées, de nombreuses bannières brandies dans ce monde insulaire sans que j’en sache rien. Harry était arrivée, toutefois, armée de coupures de presse et de photographies, et je pus donc voir sa femme illustrée ainsi que les boites qui étaient, disait-elle, l’œuvre véritable, celle qui comptait.
Lorsque j’eus compris exactement ce que Harry avait fait, je me demandais à haute voix quel bien pouvait résulter de l’attribution à quelqu’un d’un mérite qui n’était pas le sien. Pourquoi ? Harry s’obstinait à affirmer que cette mystification n’était pas un jeu joué sans raison. Ce n’était pas un simple tour de passe-passe ; la magie devait s’en déployer lentement et devenir finalement une fable susceptible d’être racontée et racontée de nouveau au nom d’un intérêt supérieur. A un moment encore non révélé, elle sortirait de l’ombre pour exposer et humilier ces gens-là.
L’humiliation de ces gens-là ne me paraissait pas relever d’un intérêt supérieur, et c’est ce que je lui dis, mais elle répliqua que cela ne représentait qu’une petite, quoique indispensable, partie du plan. Harry parlait depuis longtemps de ces gens. Il y avait des années qu’elle était persécutée ou ignorée par eux et, un jour, on allait le regretter. Après la mort de ses parents et puis celle de Félix, ce monolithe de forces adverses avait plutôt paru enfler que diminuer. Ennemi au visage masculin, pas féminin, on envoyait balader les pareils de Harry comme on aurait écrasé un moustique. Elle avait fantasmé pendant des années à propos de sa revanche, et maintenant ça y était – plus ou moins.

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Un monde flamboyant de Siri Hustvedt - Éditions Actes Sud - 416 pages
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Christian Le Boeuf