Laurence : Joël Schmidt, bonjour.
Historien connu et reconnu, vous avez publié nombres d'ouvrages (essais ou romans) sur l'Histoire de l'Europe ou de l'Antiquité. Pourtant, depuis toujours, vous menez une carrière de romancier de fiction en parallèle. Que vous apporte « l'écriture imaginaire »?

Joël Schmidt : Bonjour Laurence. J’ai en effet une double casquette, comme on dit, celle de l’historien de formation que je suis, après des Etudes à la Sorbonne et celle du romancier, vocation relativement tardive qui m’est venue pour avoir beaucoup lu, puisque j’ai publié mon premier roman à 38 ans. Justement, d’écrire des romans me permet de sortir de l’Histoire, de l’événementiel, de la chronologie rigoureuse, du terrien, du terrestre et de m’envoler dans les sphères de l’utopie et de l’uchronie, de n’être plus enter sur la terre, de n’être plus tributaire du passé, du présent, de l’avenir, de me dégager des lourdeurs et des pesanteurs de l’Histoire pour pouvoir m’envoler.

L. : Pour préparer cette interview, j'ai lu trois de vos fictions. La première, « Je changerai vos fêtes en deuil » parue en 2001, puis la nouvelle « La vengeance du piano » et son adaptation romanesque « Heureux qui la verra dans cette autre lumière » publiée aux éditions Albin Michel ce mois-ci.
Votre style est très particulier, s'approchant de l'écriture romantique du 19ème, comme détaché de l'ébullition du 21 ème siècle. La musique qui se dégage de votre phrasé véhicule un goût de nostalgie, un filiation certaine pour cette période. En avez-vous conscience? Est-ce volontaire? Et si oui, pourquoi?

J.S. : Oui j’ai en ai conscience. L’ écrivain français qui reste mon préféré et que j’ai lu en premier était Chateaubriand. Depuis lors je n’ai pas changé d’avis. Je connais bien les écrivains et poètes de la période romantique, et mieux encore les écrivains romantiques allemands, Novalis, Tieck, Hoffmann, les Brentano, Goethe, Heine, Kleist, sur lequel j’ai publié une biographie il y a une dizaine d’années. Cette culture germanique est familiale et atavique en même temps. Mon arrrière grand père était un allemand rhénan, mes ancêtres du côté de mon père sont hessois, même si mon grand père que j’ai connu était belge. Mes parents se sont connus en Allemagne où tous les deux ils furent les assistants d’un romaniste juif allemand de 1927 à 1934 à l’Université de Marburg an Lahn, et vous comprenez pourquoi pas au-delà, avec l’arrivée de Hitler au pouvoir. Ils parlaient couramment l’allemand, même si ma mère était de souche berrichonne. Mon père, universitaire, spécialiste de la langue et littérature française de la Renaissance, était connu dans l’édition comme un spécialiste de la littérature allemand. Il a d’ailleurs collaboré au livre collectif sur le romantisme allemand, dirigé par Albert Béguin et que 10/18 a republié. Donc j’ai baigné dans la culture allemande, dans sa musique, dans son romantisme issu des légendes germaniques sur lesquelles il s’est fondé en partie.

L. : Vos intrigues traversent le 20ème siècle et de ce fait, replongent le lecteur dans des périodes historiques majeures, comme les deux guerres mondiales. On reconnaît là, la part de l'historien qui s'exprime. Mais pourriez-vous, ou cela vous est-il déjà arrivé, d'écrire une fiction totalement détachée de l'Histoire?

J.S. : Oui cela m’est arrivé d’écrire des fictions totalement détachée de l’Histoire, complètement onirique, dans des villes imaginaires et des pays inventés, je songe en particulier à Casino des Brumes, à La Ténébreuse, au Flambeau des Ombres, à la Reine de la nuit, même si ces romans sortent de villes réelles mais totalement transformées et rendues méconnaissables par mon imaginaire . Ainsi Casino des Brumes se passe dans une ville d’eau qui serait une sorte de Vichy métamorphosée, où j’ai eu une résidence secondaire, ainsi la Ténébreuse au bord de la mer avec ses planches pourraient avoir quelques ressemblance avec Trouville où j’ai eu aussi une résidence secondaire et le Flambeau des Ombres se passe dans un Paris complètement bouleversé et où la ville a été quelque sorte enterrée sous une plaque de béton, on ne la découvre que souterrainement. Donc, comme l’a écrit Denis Tillinac, que j’ai connu à Vichy en 1968, dans son livre sur Vichy, je fais surgir des villes réelles mais englouties, comme si elles étaient de nouvelles Atlantides. Elles n’ont plus rien à voir avec leurs modèles.

L. : « Heureux qui la verra dans cette autre lumière » est la version romanesque de « La vengeance du piano », tout comme « Je changerai vos fêtes en deuil » avait pris naissance dans la nouvelle « Le jour de ma mère ». Qu'est-ce qui a motivé ces réécritures? Vous sentez-vous trop étriqué dans le genre de la nouvelle?

J.S. : Si j’ai fait de mes nouvelles des scénarios, c’est que je ne suis certainement pas un nouvelliste, et que j’ai plutôt l’impression d’avoir écrit avec ces nouvelles de courts romans. Donc comme vous le dites, je me suis senti en effet étriqué dans la nouvelle, et j’ai regretté de n’y avoir pas mis plus que le genre m’y autorisait. Je me suis senti frustré de tout ce que je n’avais pas pu écrire ou développer. Je connais beaucoup de bonnes nouvellistes, je songe à mon amie Christiane Baroche, qui lorsque je leur dit ce que je viens de vous dire, bondissent, car pour elles les nouvelles forment un tout, une boucle qui ne demandent aucun développement. Et elles ont raisons.

L. : J'ai découvert que les personnages de Clémence et Alphonsine ( Je changerai vos fêtes en deuil ) avaient de grandes similitudes avec votre grand-mère et votre mère, et que certains dialogues étaient directement inspirés de vos conversations avec elles. Or, Clémence et Alphonsine sont également des femmes très sombres et inquiétantes. Auriez-vous pu écrire ce roman du vivant de votre mère?

J.S. : Sans doute non. Car ma mère étant décédée à l’âge de 94 ans en 1997, je pouvais m’autoriser à écrire sur elle ou du moins à écrire sur la mère possessive et omniprésente qu’elle fut, je ne juge pas, je l’ai accepté. Pourtant cette femme qui était née au début du siècle était très libre de paroles, et j’ai écrit en 1996, elle était donc encore en vie, un ouvrage cette fois-ci sur mon père, décédé accidentellement en 1966, où ma mère apparaît naturellement et où je laisse passer d’elle des confidences qu’elle fit dans sa vieillesse, et notamment d’ordre sexuel, qui ne sont certes pas impudiques, mais qui sont assez surprenantes chez la vieille dame d’alors. Ce livre de 1966, qu’elle a lu, ne lui a pas pourtant paru choquant et malgré tout, j’y laissais passer des paroles qui touchaient souvent à des sujets tabous, et qu’elle avait exprimées avec une sorte de naturel tout à fait inattendu.

L. : Je reviens à la figure féminine, et plus précisément celle de la mère. Dans les deux romans que j'ai pu lire, l'enfantement est toujours vécu comme une malédiction. Un outrage subi et non désiré par la femme. Les enfants qui naissent sont d'ailleurs reniés, ignorés ou persécutés par leurs propres parents. Cet aspect-là m'a fortement marquée dans votre œuvre. Comment expliquez-vous cette constante?

J.S. : J’ai été un enfant désiré et aimé, cela on le sait toujours, et même trop aimé, mais il vaut mieux le trop plein que le trop vide. Donc ce rejet, je ne me l’explique que par ma familiarité avec les contes, notamment de Grimm, où les enfants sont souvent haïs par leurs parents. Ma mère nous a toujours dit, j’ai une sœur aînée, que si elle n’avait pas eu d’enfants, elle en aurait adoptés. Mais il y a tout de même une faille dans cette famille unie qui se reconnaît dans tous mes romans, c’est celle de la jumelle qui aurait du naître en même temps que moi et qui n’a pas vécu. Ce que je sais aussi, d’où Le jour de ma mère, c’est que ma mère ne fut pas aimée par ses parents, et de cela elle m’a souvent parlé. Donc le rejet égoïste des parents envers leurs enfants, c’est l’image de mes grands parents qui se sont mariés très tôt et que les enfants gênaient, étaient un poids financier dans le milieu militaire où ils vivaient ( mon grand père, comme dans le roman Je changerai vos fêtes en deuil, était bien dans la réalité un médecin militaire et ma grand mère, fille de militaire et petite-fille de militaire) Mais pour être le plus complet, mes grands parents maternels qui avaient été des parents fort peu attentifs à ma mère et à son frère, furent de bons grands parents.

L. : Dans « Je changerai vos fêtes en deuil » , la petite Alphonsine trouve refuge dans la bibliothèque familiale. Les livres ont-ils été également pour vous, enfant, des amis salutaires et bienfaisants?

J.S. : Alphonsine se sent seule, et elle rêve d’un frère. J’ai eu la chance, pour y revenir, que l’accoucheur de ma mère lui ai dit : « surtout vous direz à votre fils très vite qu’il est né avec une petite sœur qui n’a pas vécu, sinon il le saura sans le savoir, et il en sera perturbé. » Mes parents m’ont donc prévenu très tôt et ce fut très bien, même si j’ai toujours la nostalgie de la gémelitée perdue et que mes romans sont pleins de doubles. Mais avec Alphonsine, justement, et avec Je changerai vos fêtes en deuil, j’ai voulu imaginer qu’est ce qui se passait dans la tête d’un enfant auquel on n’aurait rien dit, d’où Alphonse qui s’appuie sur une béquille, parce qu’il lui manque son double. Pour Alphonsine ,comme d’ailleurs pour Erda la bibliothèque et les livres sont un compagnon renouvelable sans cesse, des amis, mais plus des frères jumeaux.

L. : Toujours dans « Je changerai vos fêtes en deuil », le jeune Alphonse se prend de passion pour l'Histoire. Ce personnage est-il votre double littéraire?

J.S. : Voilà que vous prononcez, dans votre question, le mot de double. Je vous renvoie à ce que je dis plus haut, et vois à quel point vous m’avez bien perçu et percé. J’ai la passion de l’Histoire, comme Michelet, historien romantique par excellence, et toutes proportions gardées bien sûr l’avait, il la comparait à une femme – il suffit de lire l’extraordinaire Michelet de Roland Barthes dans la collection Ecrivain de Toujours au Seuil ( dans laquelle mon père a publié d’ailleurs un Maupassant par lui-même) pour le comprendre. L’Histoire, être vivant, fleuve des morts comme l’écrit aussi Michelet, et titre de mon premier roman.

L. : Dans « Heureux qui la verra dans cette autre lumière », tous les passages sur l'interprétation musicale et les rapports qui unissent le musicien et son instrument, sont absolument passionnants. Or, je sais que vous même avez eu une formation de pianiste. La piano est-il près de vous quand vous écriviez ce roman? Avez-vous eu besoin de « dialoguer » avec lui pour retranscrire cette relation unique?

J.S. : Mon piano est à côté de mon bureau. Je m’y mets souvent. J’ai pris des leçons de piano jusqu’à 20 ans avec une femme qui avait été l’élève de Vincent d’Indy ( un wagnérien lui aussi, comme moi, et qui a écrit un opéra, Ferval qui est comme le double de Siegfried, comme quoi tout se recoupe et rien n’est innocent dans une vie). Mais je ne puis pas dire que j’ai écrit ce roman musical en me remettant au piano systématiquement. Simplement le piano m’habite et la musique en général, et les concerts toujours.

L. : Quel est d'ailleurs votre « rituel d'écriture »? Comment naissent vos romans?

J.S. : Mes roman naissent toujours d’un lieu. Ce sont les lieux auxquels je suis attaché par l’émotion ou la nostalgie qui me dictent mes personnages et mes intrigues. Ainsi, le château de mes grand parents en Corrèze où j’ai passé mon enfance et mon adolescence de vacances apparaît dans Le Fleuve des Morts, dans Allemagne j’écris ton nom, dans Heureux qui la verra dans cette autre lumière, je l’appelle le château de Loustal, il porte le vrai nom de château de Gary et la topographie et les noms des villages que je donne sont réels. Pour les autres j’ai déjà répondu. Quant au rituel quotidien de l’écriture, car une fois lancé dans un roman où un livre d’Histoire j’écris tous les jours, il se passe en général en fin d’après midi, lorsque j’ai achevé tous les travaux d’éditions qui sont les miens et que je suis libéré d’eux, comme une récompense que je m’octroie le droit d’écrire, comme un goûter.

L. : « Heureux qui la verra dans cette autre lumière » vient de paraître ce mois-ci. Avez-vous déjà une autre œuvre en préparation? Quels sont vos projets pour les mois à venir?

J.S. : Il y a normalement un autre roman qui doit paraître aux Editions du Rocher au début de 2008 et qui est également d’essence germanique. J’y invente l’histoire d’un petit garçon qui reçoit de son grand père les mémoires du grand-père de celui-ci,- ces Mémoires sont dans mes archives familiales, écrites en allemand et traduites- et le garçon découvre cette sorte de talisman et en même temps ses racines allemandes et il décide adulte d’aller dans les pas de cet ancêtre né en 1804 et mort en 1899, à travers l’Allemagne, tellement dans les pas qu’il lui arrive parfois de se retrouver comme immergé dans cette Allemagne romantique de Tobbie Schmidt son trisaïeul. J’écris également une Cléopâtre pour la collection Folio Gallimard, biographies inédites, et j’ai un autre projet de roman, qui au départ esr une histoire vécue. La personne qui s’occupait de moi, elle aidait ma mère, et nous étions en pleine guerre, est partie en 1943 pour se marier et comme elle était très attachée à moi , elle a décidé qu’elle donnerait mon prénom à son premier enfant, et son premier enfant fut une fille qui porte effectivement mon prénom, que je n’ai vue qu’une seule fois quand elle avait trois ans. La mère est morte jeune, et j’ai rêvé à cette fille qui portait mon prénom, qui était un peu ma jumelle, j’ai pu avoir des renseignements sur ce qu’elle était devenue. Mais je n’ai pas cherché à en savoir davantage. Car c’est là où le roman va intervenir, je vais porter cette femme dans mes songes gémellaires et je vais la réinventer et je vais inventer une histoire d’amour entre le petit garçon frustrée de sa jumelle et cette femme qui porte son prénom au féminin et qui est mythiquement sa jumelle ! Je n’ai pas encore écrit la première ligne. Enfin en avril de cette année paraît au Mercure de France Le goût de Marseille dans la collection du Petit Mercure, car j’ai une résidence secondaire à Marseille, je suis un homme des villes, et quelle ville chargée d’Histoire que Marseille. Quelle compagne de mes songes historiques depuis plus de 2600 ans !

L. : Je vous remercie d'avoir bien voulu répondre à mes questions, et je vous laisse les derniers mots pour les lecteurs du Biblioblog.

J.S. : Là vous m’embarrassez. c’est aux lecteurs d’avoir les derniers mots, car je le dis toujours et pour moi et pour les écrivains dont je suis l’éditeur, ce sont les lecteurs qui ont raison avant les auteurs, et ce sont eux qui à la fin des fins ont le dernier mot. Celui qui compte seul.