Nous sommes samedi 02 juin 2007, il est 17h45. J'ai rendez-vous avec Richard Bohringer pour lui poser mes questions à la fermeture du stand, fermeture prévue à 19h00.
Mais la foule se presse devant sa table. Richard Bohringer signe sans interruption depuis le matin. Il me fait signe de le rejoindre côté « staff ». Je m'exécute fébrile, m'assois sur une chaise près de lui et l'observe.
Pour chaque livre qu'il dédicace, le rituel est identique : après avoir écrit quelques mots, il pose une de ses mains sur la page dédicacée, referme le livre de l'autre, et pendant quelques secondes s'immobilise ainsi. au bout d'un temps plus ou moins long, il retire ses mains et tend l'ouvrage à son destinataire.
Le public de Richard Bohringer est très hétéroclite, mais chez certains, on sent des félures incommensurables. Il y a un couple qui s'approche, la femme parle de leur fille en grande difficulté. Richard Bohringer fait le vide, ouvre le livre et se lance dans une dédicace de deux pages où chaque mot semble pensé, réfléchi, impérieux.
Pendant quelques minutes, sans qu'une parole soit échangée, un lien s'est tissé entre ces trois êtres.
Il y a ceux qui le tutoient, l'interpellent, lui offrent des cadeaux. Richard Bohringer est là, disponible, à l'écoute. Le temps passe, le stand aurait déjà dû fermer depuis 20 minutes.
Finalement, il se tourne vers moi.

R.B. : Allez-y, c'est quoi vos questions?

Intimidée, je lui parle de son écriture. Cette impression d'un besoin vital, impérieux.

R.B. : Oui, impérieux est bien le mot.

Silence. Richard Bohringer ne développera pas. Je comprends alors que rien ne se déroulera comme je l'avais imaginé. Je poursuis malgré tout avec ma seconde question.

L. : Pour revenir à l'urgence de votre écriture, vous dites être un homme de la syncope, du bouleversement ultime. Le rythme est effectivement primordial dans vos livres, comme une sorte de tambour africain. Les mots s'entrechoquent, résonnent. L'écriture et la musique sont-il pour vous deux phénomènes étroitement liés?

R.B. : Étroitement, les mots y sonnent. Moi j'écris sonore. Je parle à voix haute. C'est de la tradition orale.

L. : Je reste sur les mots et leur musique. Enfant, j'ai été bercée par le mosicien Nougaro. J'ai retrouvé une certaine parenté en vous lisant et d'ailleurs, vous l'évoquez dans L'ultime conviction du désir. Vous sentez-vous de la même famille d'artiste?

R.B. : Je me sens pas de « Famille » moi. Je me sens... proche des gens. Enfin, proche... oui. Je suis proche. « Famille » c'est jamais tout à fait vrai. C'est un mot assez bafoué... Alors... on peut vouloir dire famille, je comprends très bien... mais on est souvent bafoué dans ce genre de chose.

L'ambiance se détend peu à peu, et les réponses de Richard Bohringer se développent. Mais je commets un impair : je lui explique qu'en lisant L'ultime conviction du désir, j'avais eu l'impression que la rencontre avec l'Afrique l'avait apaisé.

R.B. : Je me trouve pas calme du tout. Putain ! Apaisé? Je vais l'ouvrir n'importe où vous aller voir si je suis apaisé !

Richard Bohringer ouvre le livre incriminé et commence à me lire des passages :

R.B. : « amour possible. Amour impossible. Garder la foi... jamais rire... » Vous me trouvez apaisé?

L. : En même temps il y a beaucoup plus d'espoir qu'avant, non?

R.B. : Ouais. D'accord. Mais enfin, l'espoir c'est pas se calmer.

Il interrompt l'interview pour parler avec une connaissance qui s'est arrêtée au stand. Juste à côté de nous, un guitariste joue du Brassens depuis quelques minutes déjà. J'en profite pour l'écouter. Puis, au bout d'un moment, Richard Bohringer me fait signe de continuer.

L. : Finalement, on a l'impression que le climat tempéré ne vous convient pas, et que vous avez besoin de températures extrêmes (Iceland, Cuba, Afrique...) pour vivre. Un homme exalté ne peux pas exister dans le tiède?

R.B. : J'aime bien l'Europe. J'aime bien le monde entier. J'y trouve ma nourriture. L'Afrique, c'est ma case. Mais j'ai une case à la Réunion. J'ai mon ami Gilbert Pounia là-bas, grand leader du groupe Ziskakan.... Ma maison c'est le monde. J'essaie d'être plus tempéré sur les mots. Ce que je cherche, je le trouve partout... mais je ne sais pas ce que je cherche.

L. : Vous utilisez souvent l'image « d'humain animal ». Vous vous faites tour à tour lion, éléphant, singe, ours... Duquel vous sentez vous le plus proche?

R.B. : Beaucoup d'animaux.

L. : "L'ours qui fait peur et qui fait calin"?

R.B. : Oui. Mais enfin... Il est pas très calin l'ours ! Il fait juste peur. C'est une grosse bestiole.
Non. Je suis plutôt singe ou éléphant. J'aime les éléphants.

L. : En parlant d'éléphant, quel rapport entretenez-vous avec votre mémoire?

R.B. : Mémoire des éléphants... La mémoire c'est pas non plus...
Si il fallait...
La douleur de la mémoire elle existe aussi. Y a pas que... On fait avec. Moi c'est ma seule richesse.

L. : Dans c'est beau une ville la nuit, vous parlez de « désespérance » que l'on peut vire en bleu. Qu'entendez-vous par-là?

R.B. : C'est pas faire chier tout le monde avec. Et c'est penser qu'il y a demain. C'est penser qu'il y a demain. Toujours.

L. : Les fantômes sont très présents dans vos récits. Paulo; ce père que vous n'avez pas connu; votre mère; Philippe Léotard. L'écriture vous permet-elle de conserver ce lien vital avec ceux qui ne sont plus là?

R.B. : Oui. Dès qu'on cite, on n'oublie pas. Donc c'est une façon de citer. On fait pas revivre, on continue de faire exister.

L. : Il y a les fantômes, et puis il y a votre tribu, votre port d'attache : votre grand-mère et vos enfants. Il paraît évident qu'ils sont votre moteur, et pourtant on sent aussi une extrême pudeur quand vous parlez d'eux.

R.B. : Ils sont déjà assez emmerdés comme ça. Je vais pas en rajouter... Je vais pas en rajouter... C'est emmerdant d'avoir un père. Ça peut être chiant pour des enfants discrets et tout. Puis ils savent pas pourquoi ils sont aimés. Si c'est parce qu'ils sont fils de... Y en a qui arrivent à dépasser ce truc-là, mais j'en ai quand même un ou deux que ça emmerde. Mon deuxième fils ça l'emmerde.

L. : Pour revenir à l'écriture, vous dîtes Avoir été élevé au romanesque; quels sont les écrivains qui vous ont marqué ou qui vous inspirent?

Richard Bohringer regarde le ciel un moment et égrène les noms de ceux qu'il admire : « Maupassant, Conrad, Melville, Malcolm Lowry, London. (silence...) Cendrars, Michaux, Antoine Blondel, Rimbaud...

J'en viens alors à lui parler de ses rituels d'écriture.

R.B. : J'écris 1 heure et demie pas plus. J'écris... J'écris pas des heures. J'écris à l'inspiration. Donc forcément...

Il ne finira pas sa phrase. Une fois de plus nous sommes interrompus. Devant le stand, 3 jeunes sans abris discutent avec lui. Le visage de Richard Bohringer s'éclaire. Il est de leur monde. Il récupère un ou deux exemplaires destinés au rebut, leur dédicace et leur offre. Il s'inquiète de savoir où ils dormirons cette nuit et comment il mangeront. Ils se quittent sur la promesse de se revoir le lendemain. Les vigiles du stand referment les bâches. Nous voilà isolés de la rue. Richard Bohringer se retourne alors vers moi et se confie.

R.B. : Même comme acteur j'ai toujours renaudé parce que...
C'est Mastroiani qui disait... [il se lance dans une imitation de l'acteur] « Che vie difficile? Tu gagnes beaucoup d'argent; tu rencontres de belles femmes; tu as des amis intellectuels. Che vie difficile? Che? Rien du tout ! » Je crois qu'il a raison.
Alors, la littérature, c'est pareil quoi. Ils se la jouent un peu les auteurs. Il se la jouent et ils sont pas généreux.

Voilà. C'est tout ce que j'obtiendrai. Le gars de la syncope, celui qui se fout de la syntaxe, n'est pas facile à approcher. Assurément, il sait être « l'ours qui fait peur ». Et pourtant, je conserve de cette rencontre un souvenir hors du commun. Enrichissant parce que justement éprouvant.
Et comme à chaque interview du Biblioblog, ses derniers mots auront été pour vous :

R.B. : Il commence à faire froid. Il est 20 heures, place de la Comédie à Montpellier. Journée de signature avec les livres.
J'ai pas trop l'habitude de ce mode d'expression mais c'est vrai que j'aimerai l'apprendre pour être plus proche et qu'on puisse partager plus de choses ensemble.
Gardez-vous bien tous et toutes ! Et merci de votre estime.


Les critiques des livres de Richard Bohringer : C'est beau une ville la nuit, Le bord intime des rivières, L'ultime conviction du désir et Carnet du Sénégal