Jusqu’au jour où sa vie ordinaire, au quotidien sans embellie possible bascule, où elle se retrouve confrontée à la réalité de sa ville et ces réfugiés qui tentent le tout pour le tout au péril de leur vie pour passer en Angleterre. La fermeture de centre tristement célèbre n’arrange rien à la situation économique déprimante que connaît cette ville du Nord.
Marie se lance à cœur et corps perdu dans une activité d’aide, parfois bascule dans l’illégalité pour apporter un peu de nourriture, des vêtements, de chaleur humaine à ces hommes, ces femmes et aussi enfants venus du bout du monde pour vivre une autre vie. Elle décide de leur porter secours, de tout leur donner au risque d’y laisser aussi sa peau, son âme et le dernier lien avec sa famille.

Même si l’on est habitué aux sujets graves, noirs traités par l’auteur, ce roman est un nouvel uppercut. Dans un style incisif, sec, presque clinique, qui donne l’impression que Marie la narratrice semble détachée de tout, on se prend en plein cœur, cette région sinistrée où tout semble gris, sans avenir, sclérosé, d’une tristesse sans nom. Mais rien n’est comparable au sort de ces réfugiés de plus en plus nombreux, ces sans-papiers. On en a bien entendu parlé aux informations ou dans la presse mais on ne sait rien tant que l’on y est pas soi-même confronté. C’est l’expérience que va vivre Marie et le lecteur par son truchement. C’est poignant, fort. Cela vous blesse comme une lampe torche soudainement braquée sur les yeux. On se demande si Marie « en fait trop ou pas assez ». On est vite emporté par le flot des sentiments qui la bouleversent. Le lecteur a seulement la chance d’être protégé par les pages qu’il tourne avidement. Mais l’émotion sourd à chaque phrase comme écrite sous tension, par nécessité.

Une lecture bouleversante, où l’être humain est au centre de tout, instructive sans pour autant se briser sur l’écueil de la polémique. Comme Laurent Gaudé avec son Eldorado, Olivier Adam est assez fin pour laisser le lecteur à ses réflexions sur ces situations de détresse sans nom, les rapports Nord-Sud. Ils nous aident à rester lucides. Tout peut arriver dans nos petites vies ordinaires. Parce que de nos jours, on est à l’abri de rien.

Du même auteur : Les Lisières, Des vents contraires

Dédale
Lauréate du Prix Biblioblog de la critique 2008.

Extrait :

Le vacarme de la pluie sur le toit a redoublé et la mer on ne l’entendait plus qu’à peine. Je suis sortie de la voiture, j’ai marché un moment, l’eau me coulait sur la peau, dans la cour, sous les paupières, perçait mes vêtements comme du papier et me mouillait jusqu’aux os. J’ai enlevé mes chaussures. Mes pieds s’enfonçaient dans le sable livide et étrangement tiède. Autour de moi tout était flou, tout n’était plus qu’apparitions, des formes liquides diffractées par la lumière et la pluie, j’ai eu la sensation de me fondre dans quelque chose d’indistinct. J’ai continué jusqu’à la mer. Elle était moins glacée que je ne l’aurai cru. Au loin voguait un bateau, une ombre noire qui se balançait, une loupiote verte et malmenée par les flots. J’ai relevé ma robe, une vague est venue me mordre les chevilles, j’ai pris un peu d’eau dans ma paume, je m’en suis aspergé le visage. Cette odeur de sel et d’algues, ça m’a comme lavée.
Dans mon dos, ça s’est mis à gueuler. Des hommes, aussi des chiens. Je suis sortie de l’eau et près des chalets, des lumières bougeaient dans tous les sens, éclairaient le sable, le bois des parois, et des visages tordus. J’ai senti que je tremblais, j’ignorais si c’était de peur ou de froid. J’ai fait quelques pas et je les ai vus, des types en uniforme et leurs chiens lâchés, des armes luisantes à leurs ceintures, astiquées. Dans le crépitement des talkies ils hurlaient et s’agitaient, braquaient leurs lampes sur trois réfugiés hagards, serrés comme des gosses à l’intérieur. De leurs mains ceux-là tentaient de se protéger le visage, sur le moment j’ai cru que c’étaient des lampes qui les aveuglaient. À coups de poing de crosse de matraques, les flics les ont sortis de là, et les chiens se sont jetés sur leurs mollets. Ils les ont traînés par les bras, les pieds, les cheveux. J’ai vu leurs dos et leurs ventres frotter contre le bois. Et le bruit sourd des coups sur leurs corps, le raclement de leurs os sur le plancher, le choc de leurs crânes sur les marches j’entends tout encore, il suffit que je ferme les yeux et je revois tout, je me tenais là pétrifiée effarée les yeux écarquillés et la bouche ouverte. J’ai dû laisser échapper un cri. Un des flics s’est retourné et m’a collé sa torche dans les yeux.
- Qu’est-ce que tu fais là, toi ? il a gueulé. T’as rien à faire ici… Allez casse-toi pouffiasse…

couverture
Éditions de L’Olivier – 219 pages