Dès la quatrième de couverture, l'éditeur nous prévient que ce court roman ne s'adresse pas à n'importe quel lectorat : destiné à un public averti nous dit-on. Mais que veut dire averti? Un lecteur ayant l'habitude d'une écriture travaillée presque hermétique? Un lecteur n'ayant pas peur d'appeler un chat un chat? Peut-être un peu tout cela à la fois

Les faits se déroulent en Allemagne à la fin de la première guerre mondiale. Fritz Haarmann (Frédéric dans le roman) est tristement connu pour ses crimes d'une extrême violence. L'histoire l'aura retenu sous le nom évocateur de "Boucher de Hanovre". Entre 1917 et 1924, il tuera et mangera sans remord plus de 40 jeunes hommes. Il lui est même arrivé de revendre au marché noir la chair de ses victimes comme de la viande de boeuf, l'Allemagne connaissant à cette époque là une très grande crise économique.
Vincent Peyrel s'intéresse ici non pas au tueur en série, mais à son amant, Hans Grans. C'est à travers ses yeux que nous découvrons ce terrible fait divers.

La quatrième de couverture volontairement absconse, ne prend sa réelle signification qu'à mesure que l'on pénètre dans le roman. Elle évoque l'innocence [...] originelle, [..] entière et excessive, donc insensée aux yeux de la normalité..
Hans, le narrateur, est un jeune sans logis. Il traîne de gare en gare à la recherche d'amants fortunés. Le 7 novembre 1919 son chemin croise celui de Frédéric. Le 23 juin 1924 la police vient l'arrêter. Ce récit est sa dernière confession.
Hans n'a jamais été à l'aise avec les mots. Il a "appris à parler parce qu'on l'y a forcé". Pour retranscrire ce handicap, Vincent Peyrel a choisi une ponctuation à outrance. Les points sont omniprésents, à tel point qu'on les oublie parfois et qu'on les remplace inconsciemment par des virgules. Certains passages revêtent alors une multitude de sens. Selon l'endroit où l'on prend sa respiration, la façon dont on accole les mots ensemble, plusieurs interprétations sont possibles. De ce point de vue, l'écriture est dense, multiple, intense.
Parfois, la narration s'interrompt pour laisser place à des scènes entre les deux amants. Vincent Peyrel emprunte alors les spécificités du texte théâtral : didascalie, répliques..
Le récit dans sa globalité pourrait d'ailleurs faire l'objet d'une adaptation, et l'on imagine aisément la mise en scène possible : un trou de lumière sur le côté de la scène pendant qu'Hans se confie à nous; puis le centre le scène s'éclairant pour donner vie aux flash back.

En pénétrant cette oeuvre, il ne faut pas non plus être trop délicat. Car autant le dire de suite, le vocabulaire est volontairement très cru. Hans baise avec d'autres hommes, et il raconte tout cela, sans complaisance ni pudeur. Il ne nous épargne aucun détail sur ses pratiques. Mais la crudité est tellement froide, tellement clinique, qu'elle n'en est plus choquante. Car tout le malaise de ce roman provient du fait qu'Hans semble insensible à tout ce qui lui arrive. Aucune émotion ne transparaît dans sa confession. Au cours de ce long monologue, quelques phrases reviennent en boucle comme un leitmotiv; Hans ne comprend ce qui lui arrive et ce qu'on lui reproche : Il a mangé de l'homme? Et alors, d'autres voisins l'ont fait sans le savoir... Est-ce que cela change vraiment qu'il l'ait su puisque la finalité était la même? Il a tué des hommes? oui, mais cela n'a rien de condamnable, il ne l'a pas fait "méchamment", il ne voulait pas leur faire mal...
Et c'est là que l'on commence à comprendre la quatrième de couverture :
Vincent Peyrel a apparemment voulu s'interroger sur la notion de bien et de mal. Quand on est indifférent à tout, quand on est incapable de distinguer la monstruosité de la normalité, est-on coupable ou innocent? Originellement innocent?

Même si j'ai compris l'entreprise de l'auteur, même si j'ai réussi à pénétrer le rythme imposée par la ponctuation, même si je n'ai pas été choquée par la narration volontairement très crue, je reste assez mitigée à la fin de ma lecture. J'ai trouvé ce roman, certes intéressant, pour les questions qu'il soulève, mais cette froideur a contaminé ma lecture, et c'est assez détachée que j'ai suivi le destin de Hans. Mais pouvait-il en être autrement vu le sujet? Peut-être faut-il effectivement rester étranger à l'histoire elle-même pour comprendre le propos de Vincent Peyrel.

Extrait :

J’ai fini par m’asseoir devant la gare. Par terre. Je pensais que je ne resterais pas à Hanovre. Pourtant la gare était bien. Je devais au moins attendre la fin de la journée pour décider si je restais ou pas. Finalement je suis resté. C’était le 7 novembre 1919. Cinq ans. Presque. Je ne sais pas si j’ai bien fait d’attendre. Je ne savais pas si je faisais bien d’attendre. Déjà. Le 7 novembre 1919. Je ne pense pas que j’aurais fait mieux ailleurs. Je suis devenu le mal. Je suis devenu quelque chose. J’étais seulement beau. Seul. C’est pas que je m’étais toujours dit que je deviendrais quelque chose ou tout ça. Je vivais. Je vis encore. Même si on m’a interdit de le faire. Les gens pensent tous qu’il faut avoir des ambitions pour sa vie. Celle des autres aussi. Je n’ai jamais compris le principe même de l’ambition. Faut-il vraiment attendre quelque chose? En rêver. Et dire à tout le monde qu’on deviendra ce qu’on veut. Putain. Comme si vivre n’était pas suffisant. Frédéric avait des ambitions. Depuis longtemps. Et il me les racontait souvent en détail. Je me souviens qu’il aurait voulu être comédien. Un jour. Un autre commerçant lui aurait plu. Il faisait des projets différents selon les jours. Différents selon les nuits. Je ne sais pas ce qu’il voulait devenir. Je ne savais pas. Déjà. Ce qu’il était lui plaisait bien et il aurait aimé continuer longtemps encore. Parfois. Il voulait changer de vie mais il n’en a jamais trouvé une mieux que la sienne. Quelle vie aurait pu être mieux que la sienne ?

couverture
Éditions L'Amourier - 132 pages