Si les péripéties conduisant au mariage de Lata donnent son titre au livre
et en sont le moteur principal, ce récit, divisé en dix-neuf parties et
s'étalant sur une durée d'un peu plus d'un an, nous dévoile l'Inde des
années 1950/1951 dans toute sa complexité.
Initialement sceptique sur ce procédé, j'ai été séduit par l'idée du
romancier de situer l'essentiel de l'action dans la ville imaginaire de
Brahmpur, au bord du Gange. Au lieu d'utiliser les villes voisines
d'Allahabad ou de Varanasi, il a conçu cette ville de Brahmpur (tirant son
nom du dieu Brahma) et en a fait la capitale de l'état imaginaire du Purva
Pradesh. Il a ainsi pu utiliser pleinement son imagination pour donner vie
aux différents quartiers de la ville, à leurs monuments et aux légendes qui
leur sont associées. La grande attraction de la ville est le fameux Barsaat
Mahal, le palais des pluies.
Autour du nœud de l'intrigue gravitent de nombreux personnages, dont
l'édition que j'ai lue propose un arbre généalogique des quatre familles
principales.
Mahesh Kapoor, le beau-père de Savita, est le ministre du Trésor du Purva
Pradesh. Personnage subtil, il veut mettre en œuvre une loi pour abolir le
système des zamindars, ces riches propriétaires terriens perpétuant la
condition précaire des métayers. D'un autre côté, le Nawab Sahib de Baitar,
un de ces grands propriétaires, est son meilleur ami et il s'en voudrait de
lui faire de la peine. Mahesh Kapoor pense aussi à quitter le Congrès qui à
ses yeux a trahi le grand espoir né de l'indépendance, mais il répugne à
l'idée de devenir un adversaire du parti de Nehru dont il se sent très
proche, et aussi, qu'adviendrait-il alors de la loi qui lui est chère?
L'amitié entre Mahesh Kapoor, l'hindou laïque, et le nawab musulman trouve
un écho dans la tendre amitié liant leurs fils, Firoz et Maan. Cette amitié
est à contre-courant des émeutes inter-religieuses déclenchées ici par la
construction d'un temple de Shiva jouxtant une mosquée et là par la
rencontre malvenue entre l'affliction d'une procession musulmane égarée et
de la célébration festive de la victoire du dieu hindou Rama sur le démon
Ravana.
Maan est épris de la courtisane Saeeda Bai, remarquable interprète de
chants ourdous, une langue qu'il n'entend pas. De peur de trop s'attacher à
lui, elle l'expédie dans un village étudier l'ourdou avec Rasheed, le
professeur qu'elle emploie. La description de la vie villageoise lors de ce
séjour donne une idée concrète de ce à quoi Mahesh Kapoor voudrait mettre
un terme.
C'est via Veena, la fille de Mahesh Kapoor, que l'on découvre la réalité
sociale du monde de la chaussure auquel appartient son mari Kedarnath.
Haresh Khanna, un jeune employé prometteur de la Société des Cuirs et
Chaussures de Cawnpore est venu visiter Kedarnath pour trouver avec qui
faire affaire. Il sera frappé par les conditions de travail des tanneurs et
cordonniers que Kedarnath lui présente.
Pran Kapoor, le gendre de Mrs Rupa Mehra, nous emmène lui dans le monde
universitaire. Parviendra-t-il à obtenir de l'avancement malgré l'hostilité
du Pr Mishra ? Plus modestement, arrivera-t-il à faire inscrire Joyce au
programme de littérature anglaise ? Dans ce microcosme, on découvre aussi
le curieux Pr Durrani, qui est déconnecté des réalités autres que
mathématiques. Son fils Kabir est amoureux de Lata, qui l'aime aussi, mais
comment cet amour pourrait-il prospérer si l'un est musulman et l'autre
hindoue ?
Arun, employé ambitieux d'une compagnie d'assurances, est le fils aîné de
Mrs Rupa Mehra qui permet à l'histoire de se déplacer à Calcutta où il vit
avec son épouse Meenakshi et leur fille Aparna. Meenakshi appartient à
l'extravagante famille des Chatterji. Le petit-déjeuner des Chatterji, le «
Parlement Chatterji » est l'occasion de joutes verbales passionnées où les
participants exercent leur talent pour la rime. Amit, l'aîné des Chatterji,
est un romancier et poète ayant peu les pieds sur terre ; il fait beaucoup
penser à Vikram Seth lui-même. Son clan va tenter diverses manœuvres pour
le mettre dans les bras de Lata.
Dipankar Chatterji cherche sa Voie et il se rend tout naturellement à
Brahmpur pour le grand pélerinage du Pul Mela où il reçoit une initiation
par un gourou à succès. Mais ce Pul Mela sera entaché par un drame humain :
lors d'un mouvement de foule, de nombreux pélerins meurent étouffés ou
piétinés. Cet événement, qui rappelle un drame similaire survenu lors du
Kumbh Mela à Allahabad en 1954, bouleverse les sentiments de nos
personnages.
Au milieu des conflits et des joies qui l'entourent, Lata pense à son
avenir. Elle ne veut pas qu'on lui impose un mari qu'elle n'aurait pas
choisi ; mais comment faire, quand la présence protectrice de sa mère lui
rend presque impossibles des gestes simples comme ouvrir une lettre sans
que toute la famille soit au courant ? Aiguillonnée par son amie Malati et
les mœurs inhabituelles dont elle est témoin à Calcutta, son caractère se
raffermit.
C'est un roman très riche qu'a écrit Vikram Seth. Bien qu'il soit vraiment
très long, on ne sent jamais de relâchement dans l'écriture. Cette longueur
lui permet souvent de mettre en scène, comme au théâtre, de très beaux
dialogues dévoilant les sentiments intimes des personnages. Ils se révèlent
aussi dans les nombreuses lettres qu'ils s'envoient. Dans ces discours, une
place de choix est réservée à la poésie, l'auteur en est étant très friand
(il a écrit un roman en vers : The Golden Gate). La narration proprement
dite est conduite avec autant d'élégance et de méticulosité que le
discours, et l'humour de l'auteur nous accompagne tout au long du livre.
Bref, un roman exceptionnel sur l'Inde du Nord en 1950.
Du même auteur : Deux vies, Le Lac du ciel, Arion and the Dolphin, Quatuor, The Golden Gate.
Par Joël
Extrait :
Il y avait toujours autant de monde, de bruits et d'odeurs dans la gare de Brahmpur : chuintement des jets de vapeur, sifflement des trains annonçant leur arrivée, cris des marchands ambulants, odeurs de poissons, bourdonnement des mouches, bavardage incessant des voyageurs. Haresh était fatigué. Malgré l'heure, dix-huit heures passées, il faisait encore très chaud. Il toucha un de ses boutons de manchette en agate et s'émerveilla de sa fraîcheur.
Observant les gens qui l'entouraient, il remarqua une jeune femme en sari de coton bleu clair qui se tenait près de sa mère. Le professeur d'anglais qu'il avait rencontré chez Sunil les mettait au train de Calcutta. De la mère, il ne voyait que le dos, mais le visage de la fille était saisissant. Non pas d'une beauté classique -- comme celui qui avait bouleversé son cœur et dont il conservait la photographie -- mais d'une telle intensité qu'il ne put en détourner son regard pendant quelques instants. La jeune fille semblait lutter contre une tristesse plus profonde que celle qui accompagne les séparations ordinaires sur un quai de gare. Haresh faillit s'approcher du professeur d'anglais et se rappeler à son souvenir, mais quelque chose dans l'expression de la jeune fille, une tension intérieure voisine du désespoir, l'en empêcha. De plus, son train n'allait pas tarder à partir, son coolie trottait loin devant lui et Haresh, en raison de sa petite taille, craignit de le perdre dans la foule.
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« Non, non, Dipankar, vous ne comprenez pas -- le fondement de la civilisation indienne est le Carré -- amour, richesse, devoir et pour finir, libération -- les quatre bras de notre ancien symbole, le swastika, dont on a fait un si triste usage récemment... oui, c'est sur le carré, le carré seul, que repose l'essence de notre spiritualité... cela vous ne le comprendrez que quand vous serez vieux comme moi... »
[...]
« Oh non, non, Dipankar -- le paradigme essentiel -- je ne dirais jamais la structure -- de notre vielle civilisation est bien entendu la Trinité... Je ne parle pas de la Trinité chrétienne bien entendu ; une idée si grossière en quelque sorte -- non la Trinité en tant que Processus et Aspect -- Création, Préservation et Destruction -- oui la Trinité est bien le paradigme essentiel de notre civilisation, et aucune autre... »
[...]
« Non, non, Dipankar, vous n'y êtes pas du tout -- la texture primordiale de la philosophie indienne, il faut la chercher dans la Dualité... oui la Dualité... la chaîne et la trame de notre vêtement traditionnel ; le sari lui-même -- une simple longueur de tissu qui pourtant enveloppe la femme indienne -- la chaîne et la trame de l'univers lui-même, la tension entre l'Être et le non-Être -- oui, indubitablement, c'est la Dualité seule qui règne sur nous ici dans notre vieux pays. »
[...]
« Non, non, non, Dipankar, dit la Grande Dame de la Culture, secouant lentement et avec une condescendance apitoyée sa tête chenue, dardant sur lui un œil lourd, ce n'est pas ça du tout, pas la Dualité, il ne me serait jamais venu à l'idée de parler de Dualité, Seigneur ! -- l'essence intrinsèque de notre existence à nous les Indiens est l'Unité, oui, l'Unité de l'Être, l'assimilation œcuménique de tout ce qui se déverse dans notre grand sous-continent » Elle engloba d'un geste maternal le salon. « C'est l'Unité qui gouverne nos âme, ici, dans ce vieux pays qui est le nôtre. »
[...]
« Mais non, mais non, Dipankar, le coupa la Grande Dame, triste de devoir ainsi le corriger mais s'armant de patience : Pas l'Unité, pas l'Unité, mais le Zéro, le Néant lui-même, voilà le principe qui guide notre existence. Je n'ai pas pu utiliser le terme d'essense intrinsèque -- car qu'est-ce qu'une essence non intrinsèque ? L'Inde est la terre du Zéro, car c'est de notre horizon qu'il a surgi tel un grand soleil pour étendre sur le monde de la connaissance. » Elle examina attentivement un gulab-jamun. « C'est le Zéro, Dipankar, représenté par le Mandala, le cercle, la nature circulaire du Temps, qui est le principe conducteur de notre civilisation. [...] C'est la non-essence des choses, Dipankar, que vous devez accepter, car c'est dans le Rien que repose le secret du Tout. »
Éditions Grasset - 1224 pages
Traduit de l'anglais par Françoise Adelstain
Commentaires
mercredi 20 juillet 2011 à 20h18
Je cherchais depuis longtemps un livre parlant de la culture indienne, de façon romancée... J'ai trouvé celui-ci aujourd'hui même... A voir ce qu'il donne, mais ton billet me donne envie de le lire... =)