Nous sommes en 1985. Paul, professeur approchant de la quarantaine, débarque dans la maison familiale à l'improviste, accompagné de sa nouvelle amie Solange. Son arrivée tonitruante jure avec l'ambiance feutrée et mortuaire. En effet, Claire, la sœur, et Anne-Marie, la mère, veillent sur le père mourant. Mais Paul n'en a cure, il ne veut pas entendre parler de souffrances, de traitements et est bien décidé à provoquer tout son petit monde.
D'emblée, le personnage de Paul est viscéralement antipathique : orgueilleux, cynique, provocateur, il a tout de l'enfant trop gâté. Mais quand le reste de la famille apparaît, on est frappé par leur manque de consistance. Ils sont aussi vides que Paul est insupportable.
En arrière-scène, Solange s'apprête à détruire le peu d'équilibre qu'il reste à cette famille. Elle a un terrible secret à leur révéler.
Sans dévoiler la teneur du secret, je pense malheureusement que Franck Bellucci s'est attaqué à un sujet trop lourd et complexe pour pouvoir être traité de la sorte. Les dialogues s'enchaînent sans que la tension dramatique soit réellement palpable et l'on ne décolle pas d'un propos simplement factuel. J'ai préféré de beaucoup son roman, où l'auteur avait justement réussi
à transcender le simple fait divers pour proposer une réflexion plus
universelle.
Ici, alors que le point de départ est bien plus grave que
la découverte d'un homme sans identité, le ressort dramatique m'a paru faible et insuffisamment exploité. J'ai eu l'impression que l'auteur avait enfilé un costume bien trop
grand pour lui, et la pièce n'est pas parvenue à m'émouvoir comme elle l'aurait dû.
Maintenant, je reconnais que la position de lecteur est toujours plus délicate que celle de spectateur : nous ne pouvons nous appuyer que sur les mots et n'avons pas le jeu des acteurs, la lumière et la mise en scène qui viennent étoffer et soutenir le propos. Mon opinion aurait sans doute été différente si j'avais vu la pièce car j'aurais pu alors me laisser porter par l'émotion insufflée par les acteurs. Les mots seuls n'ont pas réussi à m'embarquer.
Du même auteur : Ce silence-là, Et pour le pire
Laurence
Extrait :
Solange, visiblement gênée, se dirige vers Claire
Bonjour, je suis Solange, Solange Chelma. Je suis désolée si je dérange mais je ne savais pas que...
Claire
Vous ne saviez pas que notre père était malade? Paul ne vous l'avait pas dit? Ça ne m'étonne pas. C'est un détail pour lui. Peut-être l'avait-il lui-même oublié. Ce n'est pas son problème. En fait, les autres n'ont jamais été son problème. Il est bien trop occupé à prendre soin de sa propre personne !
Paul
Je ne vais quand même pas enquiquiner tout le monde avec la maladie de papa. La terre ne va pas s'arrêter de tourner sous prétexte que notre père est malade! Qu'est-ce que que tu veux exactement? Que j'informe l'univers tout entier de l'étant de papa? Et alors, ça changera quoi? Tu peux me le dire? Ça lui permettra d'aller mieux, de guérir? Allez, explique-moi, toi qui sais tout, toi qui as réponse à tout! Qu'est-ce que ça aurait changé que je dise à Solange que papa a un cancer et qu'il est condamné? Surprise et gêne contenues de Solange. On pourrait aussi faire imprimer des faire-part officiels en lettres gothiques pour les distribuer à tout le quartier tant qu'on y est. Qu'est-ce que tu en penses? Il parle plus fort. Avis à la population : Monsieur Jean Robertin est atteint d'une maladie incurable : priez pour lui, priez pour le salut de son âme! À moins qu'il ne faille plutôt prier pour toi, sainte Claire toute dévouée, fille sacrifiée, aide-soignante et infirmière miséricordieuse, cuisinière martyre. C'est toi qu'il faudrait plaindre, n'est-ce pas? En fait, c'est ça que tu attends, que le monde entier te plaigne!
Éditions Les Mandarines - 61 pages
Commentaires
jeudi 29 mai 2008 à 05h02
Avant d'en venir au mais, je tiens à rendre hommage à votre intégrité professionnelle qui m'est apparue évidente à la lecture de cette critique.
Cependant ("mais" !), je ne partage nullement votre analyse !
Selon moi, Paul est essentiellement provocateur ; un brin cynique et immature (surtout au début de la pièce).
Que dire des trois autres membres de la famille ? Si la mère semble effectivement effacée et totalement dévouée à son mari, la soeur donne plutôt l'impression d'être "en ébullition" (option "à feu couvert" et longue durée !).
Le père, tente, malgré sa maladie, de continuer à jouer son rôle de pater familias, apaisant quelques tensions, et s'efforçant d'apparaître plus mesuré que ses enfants.
Quant à l'invitée, elle est venue, selon moi, non pas pour "détruire" cette famille, mais pour se décharger d'un trop lourd fardeau porté depuis bien trop longtemps.
Certes, il y aura implosion de la "cellule familiale" après son départ, mais cela ne la concernera déjà plus.
Il est ici question d'un passage de témoin, d'un secret livré en quelque sorte "clefs en mains" afin de pouvoir continuer à (sur)vivre.
La tension et l'émotion sont bel et bien perceptibles, notamment lors de "la scène de la révélation" entre Solange et Paul.
Et aucun des deux n'en ressort indemne ou pareil à ce qu'il était juste avant. Pour des raisons inverses, évidemment ; tel le fameux principe des "vases communiquants".
Si l'écriture est vive et limpide, elle sollicite aussi le lecteur, l'invitant à prendre part à la tension permanente vite installée par cette visite (in?)opportune.
A lui aussi de faire un travail -salutaire- d'imagination pour percevoir moult non-dits.
Et de là vient le véritable plaisir -également douloureux- que l'on peut retirer de cette lecture, dont le sujet est en fait plus universel qu'il ne pouvait paraître au premier abord.
Enfin, pour avoir eu la chance d'assister à l'une des premières représentations de L'Invitée, je puis vous confier que la mise en scène (et en musique) participait à la compréhension et au succès (si j'en crois les réactions d'un public à la fois enthousiaste et...sonné !) de cette oeuvre dont je ne pourrais que recommander la découverte et la lecture imminente (!)
Sincères salutations,...B.
jeudi 29 mai 2008 à 08h13
Bonjour BernartZé,
Je tiens à mon tour à vous remercier pour ce commentaire argumenté qui permettra aux lecteurs de ce site d'avoir un autre regard sur la pièce de Franck Bellucci. Je comprends votre position même si je ne la partage pas. Maintenant, si vous le permettez, je tiens à rectifier deux ou trois choses : le portrait que je fais de la famille est celui que le lecteur perçoit au début de la pièce. Bien évidemment, la suite nous montre que la situation est plus complexe qu'elle en a l'air. Mais je n'ai pas pour habitude de raconter tous les tenants et aboutissants dans mes billets pour que les lecteurs puissent entrer "vierges" dans l'histoire (et d'ailleurs, je ne dis pas que Solange veut détruire la famille, je dis qu'elle s'apprête à détruire l'équilibre familial... ce qui est différent).
Je suis certaine que la représentation donne une toute autre ampleur à cette pièce; mais s'agissant de ma lecture, et ayant lu déjà pas mal d'œuvres traitant de cette problématique, elle ne m'a pas pleinement satisfaite. Mais cela ne veut pas dire qu'elle ne bouleversera pas d'autres personnes.