Pour l’amatrice de polar que je suis, ce roman est un vrai bijou. L’intrigue à elle seule (un tueur mystérieux qui sévit dans les rues de New York… mais qui est-il ? Et pourquoi est-il aussi méchant ?) suffit à en faire un excellent roman. Bien ficelée, avec juste ce qu’il faut de rebondissements, de suspense et de médecine légale, celle-ci est menée de main de maître du début à la fin. Et quelle fin !! Je n’en dirais pas trop de peur de vous déflorer le roman, mais sachez que j’ai été bluffée…

Pour venir appuyer cette excellente intrigue, l’auteur a choisi de nous faire suivre les événements de plusieurs points de vue (chose assez courante dans les polars, si je me réfère aux différents livres que j’ai lu). Il alterne ainsi la première personne pour le Dr Younger, notre charmant psychanalyste qui voue un culte à Shakespeare et à Sigmund Freud et pour le tueur, qui restera anonyme jusqu’à la fin, comme l’exige tout bon polar, et la troisième personne pour l’enquête du détective Littlemore, un enquêteur qui ne s’en laisse pas compter et brave effrontément les directives du médecin légiste, ainsi que pour les autres protagonistes. En ce qui me concerne, j’apprécie beaucoup ces changements de point de vue dans un roman car j’aime bien entrer dans la tête de chaque protagoniste (quoi, curieuse, moi ? Vous n’avez même pas idée à quel point !).

Outre l’enquête policière, le roman a un autre intérêt pour moi : son sujet, la psychanalyse. Ayant toujours été intéressée par les mystères de l’âme depuis que j’ai découvert les théories de Freud dans mes jeunes années, j’ai énormément apprécié la façon dont Jed Rubenfeld a traité le sujet. Il a choisi d’exploiter dans son roman le flou qui subsiste sur la visite de Freud en Amérique pour interpréter à son idée l’Histoire. L’enquête lui sert en effet de prétexte à aborder les théories de Freud et la psychanalyse à un moment assez charnière de son histoire, quand Carl Jung, disciple de Freud à ses débuts, se détache de son mentor et réfute les théories du célèbre psychanalyste. Il parle ainsi du problème du refoulement des éléments perturbants, de l’inconscient et des traumatismes de l’enfance, et en même temps, décrit les arguments des détracteurs de Freud, qui, à l’époque, avaient largement décrié ses théories et diminué l’importance de son travail. L’auteur met ainsi en scène un Freud au début sûr de lui mais qui petit à petit se rend compte qu’il ne fait pas l’unanimité et qui décide alors de prendre du recul et de retourner en Autriche sans plus tarder, laissant les américains à leurs tabous. En parallèle, Jed Rubenfeld nous emmène dans le secret de la psychanalyse telle qu’elle était pratiquée au début du XXème siècle et nous fait découvrir la manière dont un psychanalyste fait parler son patient, le problème du transfert des sentiments du patient sur le médecin, le délicat problème d’aborder des sujets tabous à une époque où l’on ne parlait pas de « ces choses-là ».

Au final, j’ai adoré ce roman. C’est un vrai roman policier qui mêle habilement une excellente intrigue et des discussions plus profondes sur la psychanalyse, sur Shakespeare, sur l’Amérique et la vie là-bas au début du XXème siècle. Et la cerise sur le gâteau : la note de l’auteur à la fin du roman, dans laquelle il justifie les libertés qu’il a prises par rapport à la réalité. Une note que j’ai trouvé particulièrement instructive car comme je ne suis ni historienne, ni experte de cette période, il était difficile pour moi de faire la différence entre les faits avérés et les libertés de l’auteur. Cette postface permet de rétablir la vérité et donne à l’auteur l’occasion de justifier ses choix auprès des lecteurs les plus puristes. Bref, une belle découverte pour moi et un livre que je recommande chaudement à tous !

(ndlr : étant donné que j’ai lu ce roman en anglais, mon commentaire porte uniquement sur la version originale. Je ne peux pas dire si la traduction est bonne et si elle vous apportera le même plaisir que celui que j’ai eu à lire le roman en VO. Je l’espère sincèrement !)

Pimpi

Extrait :

En ce mardi matin, les joues creuses du légiste semblèrent encore plus émaciées que d'ordinaire à l'inspecteur Littlemore. Ses cernes étaient eux-mêmes cernés, et les poches sous ses yeux s'étaient également dédoublées. Littlemore songea que ses découvertes allaient lui remonter le moral.
- Voilà, Mr. Hugel, je suis retourné au Balmoral. Attendez de voir ce que j'ai trouvé.
- Avez-vous parlé à la femme de chambre ? demanda-t-il sans attendre.
- Elle ne travaille plus là-bas. Elle a été renvoyée.
- J'en étais sûr ! Avez-vous son adresse ?
- Oh oui, je l'ai dénichée. Mais voilà ma première découverte : je suis retourné à l'appartement de Miss Riverford pour observer les moulures au plafond, vous savez, l'espèce de crochet où elle était pendue. Vous aviez raison. J'ai trouvé des fibres de chanvre dessus.
- Parfait. Vous les avez prélevées, j'espère ?
- Pour sûr. Et tout le reste avec.
En entendant ce commentaire, le légiste fronça les sourcils d'un air réprobateur. L'inspecteur poursuivit :
- Ça ne me paraissait pas bien solide, alors je suis monté sur le lit, et j'ai tiré dessus un bon coup, et ça s'est cassé.
- Le plafond ne vous semblait pas solide, alors vous avez tiré un bon coup, et tout s'est cassé. Excellent travail, inspecteur.
- Merci, Mr. Hugel.
- Peut-être la prochaine fois pourriez-vous mettre à sac toute la pièce. Avez-vous détruit d'autres preuves ?
- Non. C'est juste que je ne comprends pas comment ça s'est cassé si facilement. Comment le crochet a-t-il pu supporter son poids à elle ?
- Peu importe, cela a tenu.
- Il y a autre chose, Mr. Hugel, quelque chose d'important. À vrai dire, deux choses.
Littlemore lui décrivit l'inconnu qui avait quitté la résidence vers minuit le dimanche soir, emportant avec lui une mallette noire.
- Qu'en pensez-vous, Mr. Hugel ? poursuivit-il fièrement. Ça pourrait être notre homme ?
- Sont-ils certains qu'il ne s'agit pas d'un habitant du Balmoral ?
- Absolument. Ils ne l'avaient jamais vu auparavant.
- Il portait un bagage, dites-vous ? Dans quelle main ?
- Clifford ne savait pas.
- Vous lui avez demandé ?
- Pour sûr. Je voulais vérifier la dextralité du type.
- De toute façon, il ne s'agit pas de notre homme, grogna le légiste d'un ton sans appel.
- Et pourquoi pas ?
- Parce que, Littlemore, notre homme est grisonnant et habite ce bâtiment, s'énerva Hugel. Nous savons que Miss Riverford n'avait pas de visiteurs réguliers. Nous savons qu'elle n'a reçu personne de l'extérieur en ce dimanche soir. Dans ce cas, comment le meurtrier est-il entré dans son appartement ? La porte n'a pas été forcée. Il n'y a donc qu'une seule possibilité. Il a frappé ; elle a ouvert. Voyons, une jeune fille qui vit seule ouvrirait-elle sa porte à n'importe qui ? La nuit ? A un inconnu ? J'en doute fort. En revanche, elle l'ouvrirait à un voisin, à quelqu'un qui vit dans le même immeuble qu'elle - quelqu'un qu'elle attendait, peut-être, à qui elle avait déjà ouvert sa porte par le passé.
- A un blanchisseur !
Le légiste toisa son collègue.

L'interprétation des meurtres
Éditions du Panama - 197 pages