J'ai depuis toujours un faible pour la forme de la nouvelle. C'est un exercice très exigeant, puisqu'en quelques mots, en quelques pages, l'auteur doit parvenir à créer tout un univers, des personnages qui aient de la chair et, le plus difficile sans doute, soigner la fin de chaque histoire pour ne pas que le lecteur ait un goût d'inachevé. Et puis il faut une cohérence entre chaque histoire pour que le recueil prenne toute sa signification.
Or, réunir tous ces ingrédients est une véritable gageure et rares sont ceux qui y parviennent réellement. Quand donc l'auteur m'a donc proposé de lire son recueil, j'ai accepté mais sans grand enthousiasme, ayant peur d'être déçue dans mes attentes. Bien m'a pris d'aller au-delà de mes appréhensions, car dès la lecture de la première nouvelle, j'ai été séduite par la plume de Georges Flipo.

Comme je le disais en amorce de ce billet, ce recueil a déjà été lu par de nombreuses blogueuses, et il paraît difficile d'en dire aujourd'hui quelque chose d'inédit. Je ne tenterai donc pas cet exploit. Je vais tout simplement vous expliquer pourquoi, à mon sens, ce recueil est une vraie réussite.
Georges Flipo a choisi un thème récurent de la littérature : le voyage. Avant lui, bon nombre de grande plumes nous ont invités à franchir nos frontières étriquées pour aller à la rencontre de l'Autre. Cet Autre qui habite parfois à des milliers de kilomètres, mais qui d'autres fois se trouve juste sur le palier d'en face. Si Qui comme Ulysse est si séduisant, c'est que l'auteur a une patte très personnelle. Georges Flipo est un grio. Il a ce talent rare de réussir en quelques mots à vous faire oublier toute la réalité concrète qui vous entoure au moment de votre lecture. Autour de vous, les meubles s'évaporent, les murs se font transparents et sans trop comprendre comment, vous vous retrouvez aux côtés des personnages d'encre qu'il a créés pour nous.

Il faut toujours prêter un peu plus d'attention à la nouvelle éponyme du recueil car elle donne souvent quelques clés pour comprendre l'ensemble : Ulises Caballo vient de quitter l'Argentine pour emménager en France. Il rêve d'être publié mais rapidement, le mal du pays prend le dessus... Alors, Caballo cuisine les empanadas de chez lui, avec toutes les variations que peuvent comprendre les différentes recettes, et son écriture fait de même. Mais comment un Européen peut-il assimiler et apprécier les légères nuances d'une culture qu'il ne connaît pas ? Comment, quand en France on vénère la chute d'une nouvelle, peut-on se satisfaire d'une promesse de devenir ?

Cette nouvelle est en effet la pierre fondatrice du recueil. Non pas que Georges Flipo ait renoncé à ces chutes que l'on affectionne tant chez nous, bien au contraire, mais dans chacun des récits, il y a quelque chose du saudade latin : une impression de vide dans le présent, la sensation d'être désincarné, hors de soi et du monde.

Au milieu de tous les voyageurs que vous croiserez au fil des pages, il y a ces occidentaux, trop sûrs de leur supériorité, aveugles des nouvelles réalités qui les entourent au cours de leur périples. Qu'ils soient touristes en Inde ou en Thaïlande, amateur d'échec en Équateur, amateur d'art à Venise ou directeur d'entreprise en séminaire au Maroc, ils ne savent plus voir. Ils déforment, transforment, analysent les découvertes à travers le prisme de leur quotidien, et bien évidemment passent à côté de l'essence du pays qu'ils traversent. Vides chez eux, ils ne peuvent se remplir ailleurs malgré les beautés qui les entourent. Âmes desséchées ils étaient, âmes desséchées ils resteront.
Parfois, un miracle se produit... et celui qui pensait tromper l'autochtone, se retrouve à son tour le dindon de la farce; mais un dindon consentant et heureux de ce miroir aux alouettes, tant le tango permet à tous d'échapper à la triste réalité.
Il y a aussi ceux qui ont voyagé, loin, si loin de leurs racines, et qu'un retour aux sources suffit à réveiller les blessures. Se sentir étranger dans sa propre contrée, mesurer le gouffre qui s'est formé pendant son absence, telle est la douleur de Minga. Mais nul n'est besoin de parcourir des kilomètres pour voyager, parfois, le dépaysement ne requiert qu'un peu d'imagination. C'est ce que nous démontre Joseph, l'explorateur des réseaux de l'internet, ou l'émouvante Louise qui se crée une île paradisiaque pour oublier son dernier voyage. Le voyage est alors interne, époustouflant et salutaire.
Enfin, il y a aussi ceux qui en rencontrant la montagne vont se découvrir, avec des issues plus ou moins heureuses. Qu'elles soient femmes quittant pour une semaine leur trop lourd quotidien, ou homme partant à la rencontre du frère qu'il ne connaissait pas, tous vont se révéler au contact de la chaîne alpine et en repartir plus serein.

Tout comme la nouvelle éponyme, le dernier texte a toujours une résonance particulière. Ici, Georges Flipo nous parle d'un écrivain rapace, un écrivain vampire qui se nourrit non pas des expériences de ses proches, mais des histoires qu'ils lui racontent. Impossible pour lui de voir à travers, d'imaginer les possibles sans d'abord les avoir entendu par la bouche d'Elena. Cette nouvelle, outre l'amusante mise en abyme qu'elle propose, est une conclusion logique de ce recueil : savons-nous réellement voir l'altérité ? N'avons-nous pas besoin sans cesse d'un traducteur, enfermés que nous sommes dans nos repères et nos habitudes ?

Qui comme Ulysse n'est pas tant un recueil sur l'étranger que nous croisons dans nos pérégrinations, mais sur l'étranger qui sommeille en nous, sur ces frontières internes, ces barricades, dans lesquelles nous nous enfermons avec complaisance. L'écriture de Georges Flipo enrobe tout cela avec merveille : sans ostentation mais avec une poésie discrète et tenace, elle nous fait parcourir des kilomètres pour nous obliger à regarder au plus profond de nous. Et c'est toujours là, que le voyage est le plus beau.

Du même auteur : Le vertige des auteurs, Le film va faire un malheur

Laurence

Extrait de Confiteria Ideal :

L'autobus vers le centre-ville, vous le trouverez là-bas, ou peut-être plus loin, il part toutes les heures, ou toutes les demi-heures, assez souvent, et pour le prix, on vous dira, ça dépend, vous verrez bien, mais attention, il faudra avoir la monnaie. Yvon va devoir s'habituer au léger flouté qui fait le charme de la vie quotidienne à Buenos Aires. À la sortie de l'aéroport, il trouve un autobus qui semble le bon, s'installe et commence à s'imprégner de l'ambiance. Trognes et sourires, grognements, gloussements et piaillements : la montée dans l'autobus, c'est le meilleur moment quand on arrive dans un pays. Le chemin sera long entre l'aéroport d'Ezeiz et le centre-ville de Buenos Aires : quand il descendra, Yvon se sentira un peu argentin, il aura goûté l'essentiel.


Éditions Anne Carrière - 251 pages