Le navire amiral, le HMS Erebus, commandé par Sir John Franklin, ainsi que le HMS Terror commandé par Francis Rawdon Moira Crozier, forment cette expédition polaire dont la durée initiale approximative est de deux ans. Les deux bâtiments emportent, outre les 120 et quelques hommes, les dernières prouesses technologiques, tels que les toutes nouvelles conserves d'aliment, les conserves Goldner.
Les navires profitent eux aussi de ces améliorations technologiques. Ils ont été renforcés de la poupe à la proue par des espars ou d'autres pièces de bois, ainsi que par un revêtement en fer. Les cales sont pleines de fournitures et de réserves. Le rhum se compte en tonnes car un équipage qui manque de rhum est un équipage qui se mutine comme le sait tout capitaine de la Navy.

Mais tout tourne mal.
Le premier hiver est rude, mais pas tant que les suivants. Les deux navires s'échouent par 70° 05'  de latitude nord et 98° 23' de longitude ouest. En réalité les glaces resserrent leur étau sur les bâtiments dès 1846 et ne les lâchent plus, même en été. Les équipages sont donc condamnés à vivre dans un enfer glacé. Et comme si ça ne suffisait pas, une créature, dont la parenté avec un ours polaire est anecdotique, se sert des navires immobilisés comme d'un garde manger géant. Infligeant tant de dégâts que les hommes la surnomment Terreur, du nom du navire.
L'expédition tourne donc court. Voire même tourne au carnage.

Et c'est alors que l'on comprend exactement le dessein de l'auteur en citant Melville en exergue (Moby Dick ; 1851) :

« C'est cette qualité insaisissable qui, dès lors
que la pensée de la blancheur est dissociée du monde
des significations plaisantes et rattachée à un objet
terrible par lui-même, porte cette terreur à sa plus extrême intensité.
Voyez l'ours blanc des pôles et le requin blanc des tropiques :
d'où vient l'horreur transcendante qu'ils inspirent,
sinon de la lisse et floconneuse blancheur de leur robe ?
La blancheur sinistre – voilà ce qui donne
à leur muette avidité un si repoussant caractère
de douceur, qui révulse, d'ailleurs, plus qu'il ne terrifie.
Pareillement, le tigre aux crocs cruels et au pelage armorié
n'ébranle pas autant le courage que l'ours ou le requin
enlinceulés de blanc. »

Un roman écrit par un Dan Simmons en pleine forme.
Habitué des grands espaces et des épopées, prenant un malin plaisir à conduire ses lecteurs dans des mondes hors des frontières ou simplement à détourner les mythes (avec ces grandioses Ilium et Olympos) il livre ici un récit tout en finesse de la tragédie qui a tenu lieu d'expédition à la Royal Navy.

Prenant tour à tour la parole, la situation nous est décrite par le Capitaine Crozier, commandant du HMS Terror, le Capitaine Franklin, commandant de l'expédition, le Dr Goodsir, anatomiste et chirurgien, le capitaine Fitzjames, successeur de Sir Franklin à sa mort et d'autres personnages plus secondaires tels que messieurs Peglar et Bridgens.

Une chose que l'on pourrait attendre de ce roman, c'est de s'ennuyer car l'histoire est connue (après renseignements pris sur le net, notamment sur le site de la Royal Navy et celui des expéditions arctiques) et s'étale sur plusieurs années. J'ai alors apprécié le style en journal de bord qui est adopté quasiment jusqu'à la fin, une écriture qui change avec l'auteur des événements et qui permet d'être toujours au courant des faits, avec quelques effets de style et une maîtrise exceptionnelle des ellipses temporelles.

Enfin, sans en dévoiler trop, j'ai apprécié aussi les recherches faites par l'auteur et les traducteurs afin de rester le plus juste possible dans la description des faits. Et la part de fantastique ajoutée par Simmons avec sa chose des glaces. Et son extrapolation du sort des hommes de l'expédition.
C'est en revanche un roman qui donne froid (la température moyenne en hiver est de - 45° sur l'Ile du Roi-Guillaume où se déroule l'histoire) et qu'il faudrait mieux lire en été...

Du même auteur : Drood

Par Cœur de chene

Extrait :

70° 05' de latitude nord, 98° 23' de longitude ouest
9 novembre 1847

« Dehors, il fait noir comme dans le ventre d'une anguille – pas de lune, ni d'étoiles, ni d'aurore boréale – et surtout il fait froid ; la température atteignait – 53 ° C six heures plus tôt, lorsque le jeune Irving est monté la mesurer, et un vent violent souffle sur les moignons de mâts et sur le pont gîtant et couvert de glace, chassant la neige devant lui. Comme il émerge de la bâche gelée tendue au-dessus de la grande écoutille, Crozier plaque sa main gantée sur son visage pour protéger ses yeux et aperçoit la lueur d'une lanterne à tribord.
Reuben Male est agenouillé près du soldat Heather, qui gît sur le dos, débarrassé de sa casquette et de sa perruque galloise, mais aussi d'une partie de sa boîte crânienne, ainsi que le constate Crozier. Aucune goutte de sang ne semble avoir coulé, mais il distingue des bribes de cervelle luisant à la lueur de la lanterne : une couche de cristaux de glace recouvre déjà cette matière grise.
Il est encore vivant, commandant, dit le chef du gaillard d'avant.
Foutredieu ! S'exclame l'un des hommes qui se pressent derrière Crozier.
Suffit ! S'écrie le premier maître. Cessez de blasphémer ! Et attendez pour l'ouvrir qu'on vous adresse la parole, Crispe.
Sa voix est à mi-chemin du grondement de dogue et du reniflement de taureau.
Monsieur Hornby, dit Crozier. Demandez à M. Crispe de redescendre et de nous rapporter son hamac pour transporter le soldat Heather.
A vos ordres, commandant, répondent à l'unisson le premier maître et le matelot.
On sent vibrer le pont sous les bottes de ce dernier, mais le vent assourdit le bruit de sa course.
Crozier se redresse et éclaire les alentours.
La lourde rambarde devant laquelle s'était posté le soldat Heather, sous les enfléchures prises dans la glace, est réduite en pièces. La brèche ainsi ouverte donne sur un toboggan de glace et de neige d'une dizaine de mètres de long, que la tempête de neige dissimule en grande partie. On n'aperçoit aucune empreinte dans le petit disque de neige éclairé par la lanterne du capitaine.
Reuben Male brandit le mousquet de Heather.
Ce n'est pas lui qui a tiré, commandant.
Avec ce qui souffle, le soldat Heather n'a sûrement pas vu la créature avant qu'elle lui tombe dessus, ajoute le lieutenant Little.
Et Strong ? S'enquiert Crozier.
Male désigne le bord opposé du navire.
Disparu, commandant.
Crozier se tourne vers Hornby.
Choisissez un homme et restez auprès du soldat Heather jusqu'à ce que Crispe soit revenu avec son hamac, puis descendez-le sur le premier pont. »


Éditions Robert Laffont - 703 pages