Quand on pense aux romans français traitant de cette période et parus dans les années suivantes, le premier titre qui vient à l'esprit est souvent Les Croix de bois de Roland Dorgeles. Or, malgré toutes les qualités du roman de Dorgeles, La Peur est un récit bien plus édifiant et bien plus marquant. Sans doute parce que Gabriel Chevallier n'a pas voulu "créer d'histoire"; il n'y a pas ici des personnages-héros auxquels on s'attacherait ; pas de moment de répit; pas de calcul dans l'intensité dramatique. Gabriel Chevallier nous livre son parcours de la façon la plus brute et la plus simple qui soit.

Tout commence évidemment, ce jour d'août 1914 quand la population française apprend que la guerre est déclarée. Paradoxalement, cela déclenche des mouvements de liesse parmi la population : les français vont enfin pouvoir montrer de quoi ils sont capables. Tout le monde est un peu envieux de ces jeunes hommes qui partent pour le front et deviendront des héros : Les vieux messieurs regrettent leur jeunesse, les enfants détestent la leur, et les femmes gémissent de n'être que femmes. Le narrateur quant à lui est simplement curieux de voir comment tout cela va se dérouler. Après quelques semaines d'instruction, Jean Dartemont part au front. Et très vite, Gabriel Chevallier entre dans le vif du sujet.

Jamais un roman n'aura raconté la guerre des tranchées avec tant de détails, tant de précision, parfois à la limite du soutenable : l'odeur des corps en décomposition, les cris, l'absurdité des ordres, les missions suicides ordonnées par des officiers à l'abri... Gabriel Chevallier n'a pas voulu faire ici de la littérature mais  simplement décrire ce qu'il a vu. Et l'on est saisi par le cauchemar, par les destins tragiques de ses soldats, condamnés chaque jour/nuit à tirer sur un ennemi invisible, à combattre pour quelques mètres de terrain reperdus quelques heures plus tard. Cet éternellement recommencement, cette lutte aveugle est insupportable. Au départ, le narrateur s'appuie sur sa raison. Elle est, lui semble-t-il, le seul moyen de résister à la peur, de ne pas devenir totalement fou. Mais très vite, il comprend que réfléchir est pire que tout. Pour supporter ce qu'ils endurent, les soldats doivent oublier et devenir des animaux. Obéir, dormir, manger, survivre. Ce qui est particulièrement marquant dans ce récit, c'est que Gabriel Chevallier met définitivement à mal l'image du Héros. Il n'y a pas eu de héros pendant cette guerre. Les soldats avaient peur, une peur dévorante, omniprésente. Alors, quand ils étaient sur le front, ils s'occupaient surtout de rester en vie. Pas d'actes de bravoure, pas de patriotisme quand cela fait trois semaines que vous êtes sous les tirs des obus. Peu importe que l'on soit français ou allemand, et certains soldats auraient tué avec plus de plaisir leur officier que cet ennemi invisible de l'autre côté de la ligne.

Car tout au long du récit, Gabriel Chevallier est d'une extrême virulence avec l'institution militaire. Il montre et démontre, sans cesse, la médiocrité et l'incompétence de certains officiers. C'est d'ailleurs cette charge phénoménale qui a fait scandale lors de sa parution. Certes, d'autres romans avaient évoqué l'horreur des tranchées ( je faisais référence tout à l'heure aux Croix de bois ) mais aucun encore n'avait dénoncé avec tant de violence les dysfonctionnements militaires, personne n'avait démythifier l'image du soldat héros fier d'avoir combattu pour son pays. Il n'y a pas de héros chez Gabriel Chevallier, mais des hommes terrorisés, accablés devant la loterie des morts et le non-sens de cette guerre. L'auteur explique d'ailleurs très clairement l'incompréhension qui existait entre les gens de l'arrière ( les civils ) et ceux du front : chacun évolue dans un monde si radicalement opposé, que le dialogue est impossible.

Il est rare que je sois aussi définitive, mais vraiment, il FAUT lire La Peur de Gabriel Chevallier. D'abord parce que je ne pourrai pas tout vous dire dans ce billet et que tout ce que je tais est aussi important que ce que j'en ai dit. Ensuite parce que ce que 90 ans après la signature de l'armistice, l'oubli gagne de plus en plus de terrain. Enfin, parce le propos de ce récit ne se limite pas à la guerre de 14-18, mais englobe tous les conflits passés et à venir.

Aujourd'hui, nous sommes le 11 novembre 2008. Cela fait 90 ans que l'armistice de la Première Guerre mondiale a été signé. Nos arrière-grand-pères ne sont plus là pour témoigner, mais souhaitons que nos enfants n'aient jamais à vivre pareille horreur.

Du même auteur : Mascarade

Laurence

Extraits :

- Ne croyez-vous pas, Dartemont que ce sentiment de peur dont vous parliez hier a contribué à vous faire perdre tout idéal ?
- Ce terme de peur vous a choquée. Il ne figure pas dans l'histoire de France - et n'y figurera pas. Pourtant, je suis sûr maintenant qu'il y aurait sa place, comme dans toutes les histoires. Il me semble que chez moi mes convictions dominent la peur, et non la peur les convictions. Je mourrais très bien, je crois, dans un mouvement de passion. Mais la peur n'est pas honteuse : elle est la répulsion de notre corps, devant ce pour quoi il n'est pas fait. [...]

J'en suis là...
J'ai roulé au fond du gouffre de moi-même, au fond des oubliettes où se cache le plus secret de l'âme, et c'est un cloaque immonde, une ténèbres gluante. Voilà ce que j'étais sans le savoir, ce que je suis : un type qui a peur, une peur insurmontable, une peur à implorer, qui l'écrase... Il faudrait, pour que je sorte, qu'on me chasse avec des coups. Mais j'accepterais, je crois, de mourir ici pour qu'on ne m'oblige pas à monter les marches... J'ai peur au point de ne plus tenir à la vie.


Éditions Le Dilettante - 350 pages