L'étrange dans ce texte est que l'on n'entre pas dans les détails de la vie de Jacob, ni dans celle des autres personnages. Ou bien rarement. L'auteur ne décrit pas l'état d'esprit de Jacob et en même temps, si.

Dans une langue superbe, maîtrisée et d'une grande poésie, le lecteur est toujours maintenu dans la position de spectateur. Virginia Woolf établit, maintient une certaine distance avec les choses, avec les événements de la vie. Le lecteur se sent comme un double de Jacob. Il voit tout ce qui gravite autour de lui. On y voit ainsi un portrait mi-amusé, sarcastique parfois de la société anglaise et londonienne surtout.

C'est étrange cette sensation. Vous êtes loin de ce qui se passe mais pourtant vous ne perdez rien. Rien ne vous échappe. C'est l'expression de l'extraordinaire acuité de la perception, à fleur de peau je dirais, de l'auteur. Ce roman me fait penser à un puzzle dont les pièces sont bien devant vous mais vous ne pouvez voir tout de suite l'image complète qu'ils doivent représenter une fois bien posés. Ou comme un miroir tombé et qui vous restitue une image en milles éclats. Tout est là, mais fragmenté.

La chambre de Jacob est un roman de fragments. Fragments de vies, de sentiments, tout en sensations passagères mais bien réelles.

J'ai eu du mal à entrer dans ce roman. Cela n'a réellement été possible qu'une fois posée au calme. Ce n'est définitivement pas un roman que l'on peut lire dans les transports. Il nécessite d'être bien concentré pour le lire, en savourer tous les trésors de la langue, des images exposées, pour en apprécier la plume époustouflante de Virginia Woolf.

Je pense que je relirai ce roman, dans de meilleures conditions pour l'apprécier enfin à sa juste valeur. J'avais adoré la lecture de Mrs Dalloway. Je ne voudrai pas passer à côté d'un autre chef-d'œuvre.

A n'en pas douter, un roman à part !

Dédale

Du même auteur : Une chambre à soi, Flush : une biographie, La scène londonienne.

Extrait :

La beauté féminine ressemble... elle ressemble, la beauté des femmes, à la lumière sur les flots, qui n'est jamais à demeure sur une vague unique. Toutes la reçoivent, toutes la perdent ; tantôt opaques et ternes comme du suif, tantôt translucides comme une pendeloque de cristal. Les visages qui ne varient pas sont des visages sans intérêt. Voyez, par exemple Lady Venice, qui s'exhibe comme une merveille, mais une merveille d'albâtre, faite pour être posée sur un socle sans qu'on l'époussette jamais. Une brune sémillante de pied en cap n'a pas plus d'intérêt qu'une gravure de modes, posée sur la table au salon. Les femmes qu'on voit dans la rue ont des têtes de cartes à jouer, aux contours bien nets cernés d'un trait dur et remplis d'une teinte rose ou jaune. Mais voilà que tout à coup, se penchant du haut d'un fenêtre sous les toits ; ou assise dans l'angle d'un omnibus ; ou tapie au fond d'un fossé au bord de la route - apparaît la beauté même - la beauté resplendissante, subitement expressive, disparue l'instant d'après. Nul ne peut faire fond sur elle, ni la saisir, ni la garder enveloppée dans du papier. On ne la trouve pas dans le commerce, et Dieu sait qu'il vaudrait mieux rester à la maison, que de s'immobiliser devant l'émeraude et le rubis exposés derrière une glace, dans l'espoir de subtiliser leurs feux. Même le cristal de la mer, dans le fond d'une soucoupe, perd son éclat comme, au soleil, une étoffe de soie se fane. Ainsi, lorsque l'on parle de la beauté des femmes, on pense à une chose fugitive, qui pendant un quart d'heure empruntera les yeux, les lèvres et les joues de Fanny Elmer, par exemple, pour resplendir au travers.


Éditions Le livre de poche - 223 pages