Pendant le premier tiers du livre, j’ai été un peu déconcertée. Non, seulement je ne retrouvais pas le style auquel l’auteur m’avait habituée, mais j’avais l’impression de lire une version remaniée du “Sultan de Salamandragor” de Jacques Prévert. Et tout en nous racontant ce conte gentillet, Pennac s’interrompt régulièrement pour nous parler de sa vie au Brésil et de la genèse de cette histoire. Ce sont donc deux récits croisés qui s’offrent au lecteur. Pourquoi pas ? me suis-je dit, mais je trouvais l’histoire un peu longuette et naïve.
Puis Pennac délaisse le dictateur Pereira pour s’intéresser à son sosie, et le roman prend tout son sens. La drôle d’histoire de cet ancien barbier, devenu remplaçant du dictateur malgré lui, est absolument fascinante. Voilà qu’il découvre le cinéma avec un film de Charlot et qu’il décide d’embaucher à son tour un sosie pour le remplacer afin de pouvoir conquérir Hollywood. Là où Pereira, l’original, ne m’avait que peu touchée, ce double en quête d’identité propre m’a réellement émue. Le personnage prend de l’épaisseur. Les liaisons que Pennac fait entre cette histoire et le film “Le Dictateur” de Chaplin est renversante. Il nous offre une analyse de ce film tout à fait pertinente.
Parallèlement à ce récit, Daniel Pennac poursuit ses digressions sur son travail d’auteur. Et là encore il fait mouche. Devant nos yeux ébahis, il sort un personnage secondaire des pages à écrire et lui donne vie dans son monde actuel. L’auteur se met alors à discuter avec ce personnage qui a maintenant vieilli et qui porte un regard amusé sur le travail de l’auteur. Pennac le fait d’ailleurs avec tant d’habilité que j’en suis venue à douter de la « non-réalité » de cette femme.
Non, ce n’est effectivement pas une suite de “La fée Carabine”, et non, le style n’est pas celui auquel l’auteur nous avait habitués, pourtant j’ai passé un excellent moment. Et cette idée de mêler fiction et réalité est décidément une très bonne trouvaille. Bien sûr, j’aurais encore beaucoup à vous raconter, mais j’en ai déjà trop dit. Je ne peux donc que vous conseiller de l’ajouter à votre liste pour cet été.

Du même auteur : Comme un roman, L'œil du loup, Merci ! et Chagrin d'école

Extrait :

Pereira s'ennuya comme à la messe. Le vétiver lui rappelait son enfance quand, le soir tombant, sa mère en faisait vaporiser les chambres pour éloigner les moustiques. Finalement, à l'acmé de sa transe, la Mâe Branca lâcha l'information :
— Tu finiras écharpé par la foule.
— Quel genre de foule ?
— Le genre paysan.
Pereira la tua d'un coup de crosse et rentra au palais.(…)
— Donc, je crois à ces bêtises.
Sur quoi, il s'endormit. Et vint le cauchemar. Pereira se faisait massacrer par une foule de paysans. «Évidemment.» C'était un rêve attendu, qu'il considéra froidement. Il n'avait pas peur de la mort. Il se l'était souvent figurée sous les auspices d'une balle unique et bien placée, voire d'une douzaine, tirées au coeur par le peloton d'un concurrent. Mais après tout, le lynchage, pourquoi pas? Il était né et avait grandi sur une terre de révolutions. A tout prendre c'était une mort moins infamante que des doigts de vieillards s'accrochant à une courtepointe.(…) La dernière chose qu'il vit, avant que la première main ne le saisît, ce fut deux hommes, là-bas, à l'orée de la place, debout au pied de l'unique réverbère, qui tournaient le dos à la scène et qui, accoudés à une bicyclette, regardaient en riant silencieusement une lueur blafarde à leurs pieds — un peu comme un feu qui aurait fait des flammes blanches. Le rire secouait les épaules des deux hommes. «Là est la vie», se dit Pereira, et tout à coup il eut envie de vivre. (…)
Il se réveilla en hurlant.
Puis son coeur retrouva le rythme juste.
— Bon, ce n'était qu'un cauchemar.
Mais le matin venu il dut se faire violence pour affronter la place ronde, devant la porte du palais présidentiel. Tout ce vide qui menaçait de se remplir lui obstrua la gorge.
— Merde, je deviens agoraphobe.
La nuit suivante, le même cauchemar confirma sa phobie.
Voilà. L'histoire pourrait s'arrêter ici, car Pereira mourut exactement comme dans son rêve. Seulement, comme tout homme digne de récit, il voulut échapper à son destin. Et toute l'histoire de Pereira est celle de cette tentative.
C'est cette histoire-là qui mériterait d'être racontée.”

Pourtant, je ne peux pas dire que je te voie. Et si je t'affublais de tous les signes particuliers à Fanchon (cet éclat marron dans son regard vert et bleu, la vivacité de ses gestes, ses cheveux bruns taillés court, ses pommettes hautes, la blancheur de sa peau, la véhémence un peu nasale de sa voix...) je ne te verrais pas davantage. Vous autres personnages n'impressionnez pas nos sens. Pas plus ceux des lecteurs que ceux des romanciers qui vous envisagent. Vous ne vous donnez ni à voir ni à entendre. C'est votre façon de nous posséder tous, mais chacun séparément, en intimité. Et quand un cinéaste prétend vous exposer à notre regard collectif, ce n'est évidemment jamais comme ça que nous vous «imaginions».
— Tu la voyais comme ça, toi, l’ouvreuse ?


Editions Folio – 410 pages.