Cette rapide introduction était nécessaire, car nous verrons que dans le roman de Bram Stoker, les femmes ne se posent que dans les extrêmes. Bien que peu nombreuses, elles ont une place prépondérante dans Dracula, et l'on peut même dire que sans elles l'histoire n'aurait pas lieu d'être. Celles qui paraissent à nos yeux les plus intéressantes sont évidement, par ordre d'apparition, les maîtresses de Dracula, Lucy et Mina. On pourrait même croire qu'elles sont les seuls personnages féminins du roman. Pourtant, çà et là, d'autres femmes ont leur rôle à jouer dans le déroulement du récit : une vieille superstitieuse, une mère roumaine, les servantes de Lucy, la femme du gardien du zoo et bien sûr Mrs Westenra. J'essairai donc dans ce cours exposé, d'analyser ces personnages, mais aussi, à travers leur description, de voir pourquoi ce roman a souvent été taxé de misogynie.
Il faut distinguer dans le roman deux catégories de femmes, les vampires et les "faibles humaines". Les femmes vampires sont au nombre de quatre, cependant trois d'entre elles se présentent comme une entité : les maîtresses de Dracula. Celles-ci sont présentes dans la première et dernière partie de Dracula, et marquent une progression dans le roman puisque ces dominatrices deviendront des victimes passives. Elles semblent former une trinité diabolique et n'apparaissent jamais séparément. Une des scènes du film de Coppola, bien que très rarement fidèle à l'esprit du roman, retranscrit parfaitement l'attrait irrépressible qu'exercent ces femmes sur leurs victimes masculines. Ce pouvoir de séduction, cette sensualité en fait des femmes aux charmes surhumains. On voit Jonathan Harker au début du récit, sous l'emprise totale des maîtresses de Dracula, prêt à succomber, à faire le don de sa personne, de son fluide vital, en échange d'un moment d'extase. Mais l'acceptation de l'échange signifie aussi sa mort et sa damnation. Dès lors existe un double sentiment d'attirance et de répulsion. En effet, l'extase amoureuse, jusqu'au don total de soi, jusqu'à la mort, est une tentation effrayante. D'autre part, les femmes dominatrices, chose inacceptable à la fin du XlXeme siècle, inspirent aussi le dégoût de par leur nature même. Ceci expliquerait leur destruction.

Alors que les maîtresses de Dracula apparaissent dans le roman comme des êtres diaboliques dont on ne sait rien de précis, toute la métamorphose de Lucy est longuement décrite. Le lecteur la voit se transformer progressivement de jeune fille de bonne famille, coquette et immature, en femme-vampire à la beauté envoûtante. Pourtant, on peut remarquer dans les traits de caractère de la jeune fille, certains qui la prédestinent à son état vampirique. Ainsi, Lucy apparaît comme une égoïste vaniteuse, sûre de son pouvoir de séduction sur les hommes. Elle est fière d'avoir séduit trois prétendants et serait prête à tous les épouser !! Par ailleurs ses crises de somnambulisme en font une proie facile pour Dracula et surtout, permettent à l'auteur que son personnage ne succombe pas consciemment à l'attrait du "prince des ténèbres". D'ailleurs toute son agonie est marquée par la lutte entre sa nature humaine et sa nature vampirique. Le personnage de Lucy reste donc conforme à la morale en vigueur. Le don de sang de ses trois prétendants et de Van Helsing, concrétise de manière symbolique quatre mariages. Là encore, la morale est sauve, puisque Lucy est inconsciente pendant les transfusions. L'échange paraît ici acceptable, car l'homme propose le don, et la femme le reçoit passivement. Quant à la Lucy-vampire, son comportement est identique à celui des maîtresses de Dracula. Comme elles, ses victimes sont des enfants, et lorsqu'elle est face à Arthur elle tente de le séduire. Toutes ces caractéristiques des femmes-vampires du roman de Bram Stoker semblent être là pour justifier leur destruction. Elles s'attaquent aux enfants, ce qui va à l'encontre des valeurs familiales de la société victorienne. Et, surtout, elles sont les seules à se montrer sexuellement actives, elles ne sont plus soumises mais dominatrices, ce qui est impensable pour un homme de l'époque normalement constitué (sic).
Si Dracula a choisi Lucy pour en faire son amante, le choix de Mina semble plus complexe. On peut ici soulever deux hypothèses. Tout d'abord, si l'on se réfère aux adaptations cinématographiques du roman, on peut supposer que Dracula voulait faire de Mina son épouse, sa compagne pour l'éternité. Cette hypothèse est étayée par la déclaration de Dracula à Mina quand il vient lui rendre visite à l'hôpital de Seward. Même si l'on se base sur cette déclaration pour affirmer que Dracula aimait Mina, on ne peut, comme Coppola, parler d'un amour réciproque. On peut aussi supposer qu'il a jeté son dévolu sur Mina par vengeance envers les hommes qui ont détruit sa protégée.
Mina est très différente de Lucy. Active, courageuse, intelligente, mature, elle est tout le contraire de l'oie blanche qu'est Lucy. Bien qu'elle possède ces qualités généralement attribuées aux hommes, elle reste conforme au stéréotype de la femme à l'époque victorienne. Elle est soumise à son mari, a tout appris de lui, et est prête à se sacrifier pour lui. De plus, elle est souvent tenue à l'écart des décisions, et toujours du combat qui est une affaire d'homme. Pourtant jusqu'à la fin du récit, elle est l'inspiratrice des actions des hommes, et leur fournit, à plusieurs reprises les moyens d'atteindre le vampire. Ainsi, c'est à sa demande que Van Helsing l'hypnotisera pour entrer en contact avec Dracula afin de contrer ses projets. Il est d'ailleurs intéressant de noter que c'est le seul moment du récit où le lecteur voit à travers les yeux de Dracula. Ainsi Mina apparaît comme une confidente pour tous les hommes du roman. Même Seward reste stupéfait quand lors d'un entretien entre Mina et Renfield, celui-ci se met à «discourir philosophie» avec la jeune femme comme s'il eut été aussi sain d'esprit que son médecin. C'est aussi grâce à sa rigueur morale qu'elle peut résister à l'emprise du comte. A l'inverse de Lucy les symptômes vampiriques qu'elle présente ne la condamnent pas mais inspirent la pitié. Et, la lutte qu'elle engage contre sa part maudite est tout à fait consciente. De plus, Mina ne représente pas une tentation pour ces hommes, son image est plus celle d'une mère, voire d'une sainte, que celle d'une séductrice. En effet elle sera la seule à s'apitoyer sur le sort du comte Dracula, considéré comme un monstre par tous les autres protagonistes. Son état de mère se concrétisera d'ailleurs à la fin du roman.
Mina, véritable Egérie des hommes, est à tout point de vue un personnage central du récit. Dans la dernière scène, Mina placée dans un cercle magique, est le point de rencontre de tous les hommes : venant du nord, lord Godalming et Harker, du sud, Seward et Morris, de l'ouest Van Helsing et de l'est Dracula lui-même.
Mina représente sans doute la perfection faite femme dans l'esprit conscient de Bram Stoker, mais l'on peut aussi se demander si Lucy n'est pas la perfection faite amante dans son inconscient. En effet, cette hypothèse est tout à fait défendable, si l'on se base sur les théories qui voudraient que l'auteur était été marié à une femme frigide, et qu'il ait fréquenté assidûment les "maisons de tolérance" londoniennes.

D'autres femmes dans le texte peuvent nous éclairer sur la perception qu'en avait Bram Stoker. Les mères qui y sont présentes sont particulièrement intéressantes. La mère de Lucy, vieille femme malade, est en partie responsable de sa vampirisation et déshérite sa fille en faveur de son futur gendre. Celle de George Canon est tellement abominable qu'il préfère se suicider afin de ne pas la retrouver au paradis et surtout qu'elle ne touche pas la prime d'assurance. Enfin„ en Transylvanie la mère qui réclame son enfant devant le château de Dracula devient totalement hystérique et finit dévorée par les loups. La figure maternelle est donc soit effrayante, soit ridicule dans ces descriptions, alors que Bram Stoker crée par ailleurs l'image d'une mère idéale avec Mina. II faut savoir que Bram stoker est resté alité les huit premières années de sa vie à cause d'une santé fragile. On peut imaginer l'importance démesurée qu'a prise la figure maternelle veillant nuit et jour au chevet de son fils. Ceci aiderait donc à comprendre le clivage qu'il y a dans le roman entre ces mères effectives représentant une maternité dévorante, et Mina figurant le fantasme d'une mère sublimée.
Les servantes de la famille Westenra contribuent à. donner une bien piètre idée des femmes. Non seulement celles-ci s'endorment quand leurs maîtresses ont besoin d'aide, mais de plus l'une d'elle ira voler une croix sur le corps de la défunte, commettant ainsi un sacrilège et permettant à Dracula d'achever son œuvre.
II y a dans ce texte en fait trois types de femmes. Lucy qui représente la beauté physique et la séduction de l'innocence. Mina qui représente la femme idéale, celle que l'on veut épouser ou avoir eu pour mère. Et enfin les femmes-vampires, ou devenues telles, qui constituent le fantasme masculin d'une femme fatale et dominatrice. Si celui-ci s'exprime à travers le roman, c'est pour être finalement refoulé puisque toutes seront impitoyablement détruites.

Le roman de Bram Stoker ne donne certes pas une bonne image des femmes, et apparaît même assez misogyne. La seule qui paraît y échapper est Mina, mais celle-ci n'est-elle pas plus une mère qu'une femme ? Bien qu'elles soient peu à leur avantage, elles sont indispensables à l'intrigue puisque celle-ci est basée sur leurs relations avec Dracula. Dès lors les personnages masculins, chasseurs de vampires, semblent secondaires.

(Voir aussi Les femmes vampires, anthologie de nouvelles du XIXème siècle)

© Laurence - article publié in Requiem n°4 - juillet 1997