Comme tout le monde, j'ai découvert Prévert à l'école en apprenant Le cancre, Pour faire le portrait d'un oiseau, ou Le sultan. Déjà, son vocabulaire simple, ses images enchanteresses avaient séduit mon univers d'enfant.
Plus tard, à l'adolescence, j'ai redécouvert ce recueil, sans la contrainte de l'apprentissage, et j'avais recouvert les murs de ma chambre de quelques-uns de ses poèmes propres à chavirer l'âme d'une jeune fille en quête d'Amour. J'ai ainsi découvert Paris at Night, La belle saison, Alicante, Immense et rouge, ou encore Chanson.
Et puis est venu le temps des premiers amours, où l'on se sent incomprise et rejetée. Les larmes aux yeux, je me plongeais alors avec le désespoir des peines de coeurs dans Petit déjeuner du matin, Pour toi mon amour, Rue de Seine, Je suis comme je suis, et Le message.
J'ai encore grandi, et je suis entrée dans la vie active en ayant en tête Le temps perdu; je suis devenue athée et j'ai repensé avec un sourire au bord des lèvres à Pater Noster, La brouette ou les grandes inventions, La cène, Vous allez voir ce que vous allez voir, Le combat avec l'ange et tant d'autres.... Quand je vous disais que ce recueil contient toute une vie... Aujourd'hui, Prévert m'aide à faire comprendre les pronoms relatifs, les articles partitifs ou les accords des participes passés. Une merveille vous dis-je. Mais ses mots vous diront mieux que moi tous les joyaux que renferment cette oeuvre. Je vous laisse donc lire un de ses poèmes qui me fait toujours vibrer comme si je le découvrais, malgré les années écoulées. J'espère qu'il vous donnera envie d'acquérir ce recueil si vous ne l'avez pas déjà dans votre bibliothèque.

La grasse matinée
II est terrible
le petit bruit de l'oeuf dur cassé sur un comptoir d'étain
il est terrible ce bruit
quand il remue dans la mémoire de l'homme qui a faim
elle est terrible aussi la tête de l'homme
la tête de l'homme qui a faim
quand il se regarde à six heures du matin
dans la glace du grand magasin
une tête couleur de poussière
ce n'est pas sa tête pourtant qu'il regarde
dans la vitrine de chez Potin
il s'en fout de sa tête l'homme
il n'y pense pas
il songe
il imagine une autre tête
une tête de veau par exemple
avec une sauce de vinaigre
ou une tête de n'importe quoi qui se mange
et il remue doucement la mâchoire
doucement
et il grince des dents doucement
car le monde se paye sa tête
et il ne peut rien contre ce monde
et il compte sur ses doigts un deux trois
un deux trois
cela fait trois jours qu'il n'a pas mangé
et il a beau se répéter depuis trois jours
Ça ne peut pas durer
ça dure
trois jours
trois nuits
sans manger
et derrière ces vitres
ces pâtés ces bouteilles ces conserves
poissons morts protégés par les boîtes
boîtes protégées par les vitres
vitres protégées par les flics
flics protégés par la crainte
que de barricades pour six malheureuses sardines...
Un peu plus loin le bistro
café-crème et croissants chauds
l'homme titube
et dans l'intérieur de sa tête un brouillard de mots
un brouillard de mots
sardines à manger
oeuf dur café-crème
café arrosé rhum.
café-crème
café-crème
café-crime arrosé sang !...
Un homme très estimé dans son quartier
a été égorgé en plein jour l'assassin le vagabond lui a volé
deux francs
soit un café arrosé
zéro franc soixante-dix deux tartines beurrées
et vingt-cinq centimes pour le pourboire du garçon.
Il est terrible
le petit bruit de l'oeuf dur cassé sur un comptoir d'étain
il est terrible ce bruit
quand il remue dans la mémoire de l'homme qui a faim.


Editions Folio - 248 pages