À fin du siècle précédent le thème, déjà largement implanté dans la littérature, s'est diversifié, allant du roman noir au pastiche. Une des particularité de Paul Féval a peut-être été de ne pas cantonner le thème à un seul genre. En effet, deux récits, La Vampire et La Ville Vampire, mettent en scène des figures vampiriques avec un traitement très différent.

Le plus classique, La Vampire, installe un personnage fantastique dans une réalité historique. Au coeur des complots politiques liés à l'ascension de Bonaparte se trame une aventure où l'étrange et le réel, la perfidie et l'amour s'opposent et se mêlent. Le personnage central, qui s'avérera être une vampire, n'est certes pas un être sanguinaire et absolument diabolique. Mais il n'en n'est pas moins une incarnation du mal ou plutôt de la perversité. Car cette vampire représente d'une part la femme fatale, d'une grande beauté, qui va détourner le jeune héros d'une fraîche et innocente fiancée. D'autre part elle est l'étrangère, venue d'Europe centrale, qui cherche à déstabiliser une France fragilisée par la révolution.

"La Vampire était un vampire et s'appelait la comtesse Marcian Gregoryi. Elle était belle à miracle, et jeune, et séduisante. Elle affectait une grande piété. C'était dans les églises qu'elle tendait principalement ses filets, sans exclure les théâtres ni les promenades."

Cette perversité tient aussi à l'irrespectueux religieux, au caractère blasphématoire de la vampire. Car Paul féval était croyant, et si fervent à la fin de sa vie qu'il modifia ses romans afin d'en retirer tout ce qui eût pu être irrévérencieux envers le catholicisme. Pourtant je suis tenté de croire que ce personnage à été inspiré á la fois par la Comtesse Bathory et par la Morte Amoureuse de Gautier. Elle a les caractéristiques sociales et politiques de la Comtesse sanglante, mais elle est aussi capable d'émotion amoureuse et connaît une fin pathétique. On est assez loin du vampire classique persécutant tes victimes tout au long du récit pour subsister. Dès le début la créature du démon est présente sous forme de rumeur publique, sa réalité s'affirmera petit à petit au cours de l'intrigue et ne se confirmera pleinement à la fin. Elle apparaît en fait comme une femme presque normale bien qu'inquiétante. Son image de suceur de sang me semble n'être là que pour mettre en valeur le mal absolu que représente pour l'auteur la conspiration contre le régime. On pourrait y voir une sorte d'allégorie de l'étranger venant se nourrir aux forces vives du pays en les corrompant.
Dans ce roman l'auteur oppose à une figure vampirique, modèle de la corruption, des personnages incarnant l'innocence héroïque. Ceci donne malheureusement parfois un côté un peu désuet et mièvre à certaines partie. Les valeurs morales et chrétiennes y sont peut-être une peu trop mises en valeur, mais tout ceci reste dans l'esprit de l'époque.

Dans un tout autre genre, que l'on peut qualifier de «vampiroclastie», La Ville Vampire présente des vampires qui sont aussi une représentation des forces du mal dans la société. Mais cette fois le style est délibérément grand-guignolesque.
Les figures vampiriques de la nouvelle sont nombreuses et omniprésentes. Leurs attributs et leurs pouvoirs sont littéralement délirants. Outre les caractéristiques classiques du genre, ils ont des dons d'ubiquité, de métamorphose, ils forment des entités claniques avec leur proies qu'ils ont transformées au gré de leur fantaisie en chien ou autre animal. À chaque fois que le principal buveur de sang, M. Goëtzi, fait une victime, il la métamorphose, en fait son esclave et tous ces non-morts ont la faculté de se dédoubler.

"Quand il furent partis, M. Goetzi se dédoubla pour avoir avec qui causer. [...] Cette faculté de dédoublement rend des services considérables."

L'auteur a certainement largement puisé dans le folklore pour créer ses personnages, mais il fait aussi preuve d'une grande inventivité. Ainsi, on trouve à un moment une forme de vampirisme des plus curieuse, que j'appellerai vampirisme capillaire. Une victime voit sa belle chevelure dépérir alors que celle de son bourreau ne cesse d'embellir, car chaque soir on lui prélève délicatement ses cheveux pour les réimplanter sur la tête d'une vampire. On assiste donc à l'invention, à la fois de la greffe, de la chirurgie esthétique et de la prothèse capillaire.

Tout comme dans La Vampire, les créatures démoniaques sont issues d'Europe Centrale ou des Balkans et représentent bien la crainte de l'étranger venant de l'Est, crainte particulièrement vive à cette époque qui succédait la guerre de 1870. D'ailleurs ces vampires, totalement mégalomanes, n'ont qu'un but : s'enrichir et conquérir le pouvoir. Ici, l'allégorie serait celle d'une société minée par l'arrivisme de certains de ses membres se moquant des valeurs et de la morale.
Et l'action est aussi mouvementée, aussi riche en rebondissements que les vampires sont multiformes, invraisemblables et drôles. Dès lors le lecteur ne peut adhérer à l'histoire. Le fantastique est en quelque sorte désamorcé, tant par le caractère absurde du texte, que par les nombreuses ruptures du récit provoquées par les appels direct de l'auteur à ses lecteurs.
Le fil conducteur de la nouvelle est un personnage féminin explicitement présenté comme étant Ann Radcliff. Paul Féval se pose, dès l'introduction, comme un plagiaire du genre fondé par celle-ci : le roman noir. Il s'inspire de sa biographie pour la décrire en femme froide et orgueilleuse, et tout au long du texte, il ne cesse de la tourner en dérision. Les vampires ne pouvant boire que le sang des jeunes filles, on peut les entendre dire :

"Miss Anna Ward, à la rigueur doit encore être potable."

En effet cette pauvre Anna Ward est totalement dépassée par les événements, elle reste logique, rationnelle alors qu'elle est plongée dans un univers baroque et fantasmagorique.

"Notre Anna examina curieusement ces débris au point de vue de l'histoire naturelle. Voici le résultat de ses observations : selon Elle, la chair du vampire a une densité très faible."

Certains ont pensé que cette lourde charge contre la romancière anglaise était due à une certaine jalousie de Féval. On retrouve d'ailleurs des allusions irrévérencieuses à son égard sans plusieurs de ses textes. Je ne suis pas sûr que ce soit le cas. Je pense plutôt que l'auteur dénonce la conception du fantastique qu'avait Ann Radcliff. En effet, celle-ci ne pouvait s'empêcher de donner une explication rationnelle à tous les événements étranges qu'elle décrivait, du coup ses récits perdaient une grande partie de ce qui fait le genre : le merveilleux et l'onirisme. Dans La Ville Vampire Paul Féval prend le contre pied de ce style. Il crée un monde quasi surréaliste dans lequel la logique n'a aucune place; c'est le rationalisme qui y devient absurde.

Le fait que Féval ait réussi a produire des textes dans deux genres aussi différents montre d'indéniables qualités d'écrivain. De plus son style, même s'il peut paraître à certains un peu désuet, est riche et plaisant. Certaines descriptions de lieux dans La Ville Vampire m'ont transporté dans un univers surréaliste rappelant certaines toiles, et quelques passages de La vampire sont d'une grande qualité poétique. En particulier lorsqu'il dépeint la ville des vampires et son architecture, je n'ai pas pu m'empêcher de penser aux édifices qui apparaissent en arrière plan des toiles de Jérôme Bosch.

"Figurez-vous une rotonde immense où les ordres de l'architecture antique s'amoncelaient, l'un au-dessus de l'autre selon de sauvages, mais savantes fantaisies, mariés aux audaces les plus étranges de l'archaïsme assyrien, du rêve chinois et du caprice hindou."

Cet auteur sait faire preuve d'un humour féroce et d'une grande imagination dans ces créations qui ne sont pas uniquement des romans populaires mais aussi des satires parfois acerbes d'une société dépravée, livrée au forces du mal.

Par Bruno
in Requiem n°8 - juillet 1998

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Éditions Climats - Collection Petite Bibliothèque Ombres
La Vampire est également disponible en téléchargement gratuit et légal sur In Libro Veritas.