Mais elle a le feu au ventre et elle affrontera les tourmentes du siècle en restant une femme étonnamment libre, souvent libertaire, et parfois délicieusement libertine. On la voit grandir, échapper à sa famille et au couvent, puis devenir princesse après avoir épousé un débile mental qui est également un richissime héritier de l'aristocratie sicilienne. Cette fulgurante ascension ne l'empêchera pas, toute sa vie, de culbuter les tabous et les convenances, de multiplier les amours - avec les hommes et les femmes - et d'imposer à son entourage l'image d'une rebelle qui ne revendique rien d'autre que le droit au bonheur.

L'Art de la joie est incontestablement le livre de l'année 2005.
Le bouche à oreille l'aura propulsé parmi les meilleures ventes et la multitude anonyme ne s'est pas trompée.

Dès les premières pages l'on comprend que ce livre n'est pas ordinaire.
On est dérouté, presque inquiet. Il est vrai que "L'art de la joie" bouscule.

Une enfant qui n'a rien d'innocent, une princesse qui vient du ruisseau, une femme qui vit comme un homme, une riche noble communiste: le personnage de ce roman choque l'époque et n'en a cure! Car Modesta, de l'enfant déterminé à la femme résolue, n'aura de cesse de se libérer des carcans habituels. Liberté sexuelle, indépendance morale, financière, idéologique: elle veut maîtriser son destin et y sacrifiera tout.
Née avec le siècle, elle prendra part à l'histoire avec la même soif de justice. Alors qu'elle s'émancipe de tous, l'homme, lui, réinventera son destin. Et à travers Modesta et sa lutte contre Mussolini et Hitler, contre le patriarcat et le machisme, c'est l'histoire du siècle qui nous est conté.

Une bien grande dame pour un bien grand livre!

Par Osélire


Dès son plus jeune âge, Modesta a une idée très précise de ce qu'elle veut, ou plus exactement de ce qu'elle ne veut pas : elle refuse le destin que la vie et les traditions ont tracé pour elle. Issue d'une pauvre famille de paysans, elle ne peut se contenter d'une vie au couvent ou même d'une place de servante dans une famille noble. Elle veut faire partie de la dite-famille, même s'il faut pour cela épouser le fils trisomique.
Mais l'ascension sociale n'est pour elle qu'un moyen d'assouvir ses désirs. À ce titre, "l'art de la joie" me paraît mal refléter le contenu de ce roman. L'art de la liberté me semblent plus fidèle aux propos de cette oeuvre.
Modesta, née avec le siècle, va combattre pendant soixante ans, les traditions, préjugés et condamnations faites aux femmes de son temps. Dans sa ville de Catane, en Scicile, elle construit un univers où le désir est le maître-mot. Même si cela doit se faire parfois au détriment des membres de sa famille.

À travers de longs dialogues, Goliarda Sapienza retrace le parcours de cette femme atypique, moderne avant l'heure. Ce roman, qui a été censuré en Italie de 1976 à 1996, est une oeuvre féministe et libertaire.
Comme je l'ai déjà signalé, la vie de Modesta ne m'a pas semblé si heureuse. J'ai même trouvé que Modesta était à l'occasion un monstre d'orgueil et d'égoïsme. Mais ce roman, en plus d'un témoignage historique, a le mérite de pousser plus loin la réflexion et d'entrevoir toutes les nuances de gris que revêt l'existence.

Par Laurence


Extrait :

« Et voyez, me voici à quatre, cinq ans traînant un bout de bois immense dans un terrain boueux. Il n'y a pas d'arbres ni de maisons autour, il n'y a que la sueur due à l'effort de traîner ce corps dur et la brûlure aiguë des paumes blessées par le bois. Je m'enfonce dans la boue jusqu'aux cheville mais je dois tirer, je ne sais pas pourquoi, mais je dois le faire. Laissons ce premier souvenir tel qu'il est : ça ne me convient pas de faire des suppositions ou d'inventer. Je veux vous dire ce qui a été sans rien altérer.

Donc, je traînais ce bout de bois ; et après l'avoir caché ou abandonné, j'entrai dans le grand trou du mur, que ne fermait qu'un voile noir couvert de mouches. Je me trouve à présent dans l'obscurité de la chambre où l'on dormait, où l'on mangeait pain et olives, pain et oignon. On ne cuisinait que le dimanche. Ma mère, les yeux dilatés par le silence, coud dans un coin.
Elle ne parle jamais, ma mère. Ou elle hurle, ou elle se tait. Ses cheveux de lourd voile noir sont couverts de mouches. Ma soeur assise par terre la fixe de deux fentes sombres ensevelies dans la graisse. Toute la vie, du moins ce que dura leur vie, elle la suivit toujours en la fixant de cette façon. Et si ma mère - chose rare - sortait, il fallait l'enfermer dans les cabinets, parce qu'elle refusait de se détacher d'elle. Et dans ces cabinets elle hurlait, elle s'arrachait les cheveux, elle se tapait la tête contre les murs jusqu'à ce qu'elle, ma mère, revienne, la prenne dans ses bras et la caresse sans rien dire.
Pendant des années je l'avais entendue hurler ainsi sans y faire attention, jusqu'au jour où, fatiguée de traîner ce bois, m'étant jetée par terre, je ressentis à l'entendre crier comme une douceur dans tout le corps. Douceur qui bientôt se transforma en frissons de plaisir, si bien que peu à peu, tous les jours je commençai à espérer que ma mère sorte pour pouvoir écouter l'oreille à la porte des cabinets, et jouir de ces hurlements. Quand ça arrivait, je fermais les yeux et j'imaginais qu'elle se déchirait la chair, qu'elle se blessait. Et ce fut ainsi qu'en suivant mes mains poussées par les hurlements je découvris, en me touchant là d'où sort le pipi, que l'on éprouvait ainsi une jouissance plus grande qu'en mangeant le pain frais, les fruits. Ma mère disait que ma soeur Tina, "La croix que Dieu nous a justement envoyée à cause de la méchanceté de ton père", avait vingt ans ; mais elle était grande comme moi, et si grosse qu'on aurait dit, si on avait pu lui enlever la tête, la malle toujours fermée de mon grand-père : "Un damné, plus encore que son fils...", qui avait été marin. Quel métier c était que celui de marin, je n'arrivais pas à le comprendre. Tuzzu disait que c'étaient des gens qui vivaient sur les bateaux et allaient sur la mer ... mais qu'est-ce que c'était que la mer ? »

l'art de la joie
Éditions Viviane Hamy - 636 pages