Elle c'est Lauren Harlke, praticienne du body-art et troisième épouse de feu Rey Robles. De leur histoire, on n'en saura guère plus. Don Delillo nous raconte les jours qui suivent la disparition violente d'un proche.
Lauren a l'esprit qui vagabonde, qui divague, mais ses sentations, à la fois fugaces et prégnantes, l'aident à s'ancrer dans le monde des vivants. Et puis, un matin, recroquevillé dans une pièce de la maison, elle découvre un autre Il. Mi-homme mi-enfant, sorti de nulle-part, celui qu'elle appelle M.Tuttle, économise ses mots. Les tournures sont elliptiques, déconcertantes. Parfois son timbre de voix se modifie jusqu'à devenir une copie conforme de celle de Rey. Mais la plupart du temps, "Tuttle" ne parle pas. Il se contente d'être. Son inertie va obliger Lauren à s'activer.
Ce roman est une véritable expérience. Les mots s'entrechoquent dans l'espace limité des pages du livres, il nous frappent, nous caressent, nous embrassent, nous bousculent... Le corps est le coeur de ce deuil. Récepteur de toutes les sensations, il se reconstruit lentement.
Cela faisait bien longtemps que je n'avais pas été autant surprise par l'écriture et le style d'un auteur. Pendant les 115 pages de ce récit, il s'est passé quelque chose d'étrange. J'ai quitté mon rôle passif de lectrice et je me suis laissée transporter dans ce tourbillon de perceptions : j'ai vu, entendu, senti, goûté, touché...
Un texte comme une expérience puissante et inédite. Un de mes coups de coeur de ce premier trismestre 2006.
Extrait :
"Elle aurait voullu disparaître dans la fumée de Rey, être morte, être lui, et elle déchira le papier sulfurisé le long du bord dentelé du paquet et tendit la main pour prendre le carton de chapelure.
Quand le téléphone sonna elle ne le regarda pas comme on fait dans les films. Les vrais gens ne regardent pas le téléphone qui sonne.
Le papier sulfurisé se découpait du rouleau avec un rat-a-tat continu, le long du bord cranté de la boîte, et elle l'entendait tout au long de sa colonne vertébrale, pensa-t-elle.
Elle était toujours à demain par la pensée. Elle planifiait ses journées à l'avance. Elle s'asseyait dans la pièce lambrissée. Elle se mettait debout dans la baignoire et arrosait les murs carrelés jusqu'à ce que la fausse fragrance de pin aux exhalaisons d'acide et d'éther commence à lui donner la nausée. C'était dur d'arrêter d'appuyer sur la détente.
Elle se brûla la main sur la poêle et marcha droit au frigo mais il n'y avait pas de glaçon dans cette saloperie. Elle n'avait pas rempli cette saloperie de truc à glaçons.
Les gens décrochent ou pas les téléphones qui sonnent. Elle l'écoutait sonner. Il retentissait dans toute la maison, tous les appareils titaient dans leur réceptacle.
Éditions Babel Actes Sud - 115 pages
Commentaires
mercredi 12 avril 2006 à 13h23
Les romans de Don de Lilo sont cinématographiques, fiévreux, secs, luxuriants, volages, voraces, fous, débridés, hybrides, contemporains, universels, drôles, désenchantés, fous, etc.; c'est une expérience que je conseille à tous mais, je l'avoue, la première lecture de "Body Art", m'a laissé sur ma faim. J'étais glouton et ce livre m'incitait à la retenue. En apparence, c'est le roman le plus désincarné de l'auteur, un comble avec un tel titre. On ne retrouve pas la sève et l'ironie des autres textes de De lillo. En apparence, seulement...
C'est un livre qui mérite de ne pas abandonné. Il faut le laisser macérer, y revenir parfois, et, au fil du temps, cette oeuvre chemine en vous et vous révèle, peu à peu, une sorte de beauté ectoplasmique, qui se niche quelquepart entre le corps et l'âme. Une étrange zone où l'on n'a pas l'habitude d'évoluer. "Body art" a mis des mois à me trouver, mais quand il m'a trouvé, il ne m'a plus lâché.
Ps : casser les habitudes, désarçonner ses fidèles... après tout, c'est la marque d'un grand romancier.
jeudi 27 janvier 2011 à 21h42
bonjour, je viens de voir la pièce "Bodytime" de Tomeo Vergès, librement inspirée du roman de Don de Lillo. L'interprétation de Sandrine Maisonneuve est fulgurante. Tout est d'abord tour à tour oppressant, fluide, évident, insupportable, inquiétant, rassurant... La gestuelle et l'atmosphère évoquent ensemble cette étrangeté du travail de deuil, et la façon dont il passe par le corps et par les sensations, si seulement on le laisse faire. C'est d'une violence bienfaisante, comme un passage obligé vers... Puis il y a ce duo somptueux, cette grâce du lâcher-prise au son des tambours et autres bruyants instruments, et enfin... le déclic du retour au monde des vivants. C'est somptueux parce que tellement juste... maintenant je vais lire ce livre de Don Lillo ! merci pour votre billet.
dimanche 30 janvier 2011 à 20h12
Merci à vous Anne pour ce retour.