Ils n'échangeront pas un seul mot. Mais au moment de quitter la salle enfumée, il laissera traîner un bout de papier sur lequel il a inscrit une phrase sibyline. Notre narratrice est immédiatement persuadée qu'elle est la destinataire de cette missive.
À partir de cet instant, le rituel se renouvellera chaque soir et le quotidien de notre jeune femme s'en trouvera irrémédiablement bouleversé.
Avant, elle vivait en autiste, seule, inactive, sans réels désirs, coupée de tout et d'elle-même. La seule chose qui avait en encore une importance pour elle était de se préparer chaque soir comme si elle était la reine du bal. Pour rien, pour aller chercher son pain. Ne jamais sortir sans être tirée à quatre épingles, maquillée, coiffée, parfumée. Et si le prince charmant allait lui aussi faire ses courses chez l'épicier du coin? Mais comme, on n'a jamais vu de prince faire la queue aux supermarchés, elle traîne dans les rues en attendant que la nuit finisse. Ainsi passent les semaines, une errance sans fin, jusqu'à cette rencontre épistolaire.

Elle va alors retrouver le goût des choses simples : une discussion, un travail, une envie de se lever le matin etc. ...
Les gens, qu'elle ne regardait jamais jusque-là, vont soudain prendre de l'épaisseur, avoir une histoire, une vie qui mérite elle aussi d'être connue.
Ce n'est donc pas seulement le parcours d'une âme, mais les éclats de vies de tout un quartier qui nous est raconté ici. Au centre de tout cela, cet écrivain qui ne dit rien.
Mais qui est-il réellement? Et quels sont ses véritables desseins?

Dans un style très simple et épuré, Sofia Guetally raconte la puissance de l'écriture :
Comment une correspondance à sens unique, perdue dans le flots des conversations de bistrot, peut modifier le cours d'une existence.
Un très beau récit sur la vie et les mots.

Extrait :

Cet homme, je l'admire. Je suis à moins de vingt centimètres de lui alors qu'il y a de la place ailleurs, je sais qu'il me connaît de vue, nous nous sommes croisés tant de fois. Je voudrais qu'il me demande pourquoi une jeune fille comme moi erre dans les rues de la sorte, attifée comme une demie-mondaine, assise maintenant, à côté de lui dans un bar miteux un vendredi soir. Je lui répondrais que je ne sais pas où aller, que seule chez moi j'ai l'impression d'être morte, que rien ne m'amuse, que je flotte entre deux mondes, que je ne fais que marcher, et attendre. Mais que rien ne se passe. Jamais. Que je n'existe pas. J'ai ces gens en horreur, ceux qui livrent d'emblée leur vie privée à des inconnus, comme ça sur une table de bistrot, autour d'un verre. Aucune pudeur, ma vie à la foule, mon intimité en solde, liquidation totale. Mais ce soir je veux parler de ma petite vie à un grand homme, je voudrais lui offrir mon histoire. Comme lui je voudrais écrire un jour, quelque chose, un peu de pur snobisme rien que pour moi, rien que pour les autres, pour rien.

couverture
Éditions Joelle Losfield - 105 pages