Nous sommes dans la banlieue parisienne des années 40, dans un modeste deux pièces. Là s'entassent 5 âmes affamées : Graine et Poro, les parents vieillissants, tous deux handicapés et incapables de travailler; Cachou, leur jeune fille; Voves, le cadet en grève à son usine depuis des semaines; et Nacre la belle épouse de Ponce, l'aîné qui croupit en prison.
Les placard sont désespérément vides, l'argent manque cruellement et les estomacs se tordent de douleur. Alors, chaque soir, Voves erre dans les rue à la recherche d'un chat égaré. Un chat dont la chair leur permettrait de tenir quelques jours de plus. Mais la faim est une compagne tenace.
D'autant plus insupportable, que la belle Nacre, elle, a le visage serein d'une personne qui a fait un vrai repas. Pour échapper au sort de sa belle famille, elle se fait entretenir par une vieux riche. Mais plus que la trahison, le foyer lui reproche surtout de ne pas partager sa pitance, et ressent sa présence comme une provocation. Tous les soirs, en effet, elle rentre dormir dans l'appartement, narguant les occupants de son ventre rebondi et apaisé.

Ce roman est époustouflant. Pour commencer, Maurice Raphaël décrit avec minutie la folie engendrée par la faim. Quand les cerveaux déraillent et quand le moindre geste est perçu comme un défi.
Ce qui est vraiment étonnant, c'est la modernité de son écriture. À chacune de mes plongées dans ce récit de l'horreur, j'oubliais totalement qu'il avait été écrit il y a plus de 50 ans. Maurice Raphaël est un écrivain du 21° siècle. Son phrasé, son rythme, ses propos, sont d'une actualité stupéfiante. Combien de fois, au cours de ma lecture, ses mots ont résonné puissamment chez la femme des années 2000 que je suis...
Finalement, son histoire est universelle, tout comme la pauvreté et la misère humaine qu'il décrit. En ces temps où l'on parque des individus dans des immeubles insalubres et où le profit est maître mot, son récit reste malheureusement toujours aussi criant de vérité.

Les éditions de L'esprit des péninsules ont ajouté à la fin un dossier comprenant notamment des correspondances et une série d'entretiens autour de l'oeuvre de Maurice Raphaël.
On n'y apprend que Maurice Raphaël, membre des J.A.R. (Jeunes Auteurs Réunis), avait pour but de faire sortir la littérature de ses formes sclérosées : La littérature de cette époque puisera sa source aux faits divers ou devra se résigner à la gravité. Et les générations futures apprendront à l'école des extraits des premières pages de France Soir et de Paris Presse, et les princesse de Racine et les héroïnes de Shakespeare ont, à ce jour, élu domicile dans les colonnes de France Dimanche et de Samedi Soir[...] (extrait de la préface de 1952).
Dès lors, on comprend mieux pourquoi André Breton, Marcel Duhamel et Raymond Guérin l'avaient, à l'époque, encensé. Malheureusement, trop en avance sur son temps, Maurice Raphaël n'a pas rencontré son public. Après quelques publications reconnues seulement par la critique (il avait failli obtenir le Goncourt), il change de nom et de registre. La postérité a surtout retenu son oeuvre sous le pseudonyme d'Ange Bastiani, l'un des auteurs marquants de la Série Noire.
Aujourd'hui, à raison, les Éditions des Péninsules, rééditent ses premiers récits, plus noirs et exigeants. Un auteur à découvrir de toute urgence.

Extraits :

L'oubli est une denrée de première nécessité dans les sociétés prétendument organisées pour qu'il soit possible de continuer à les croire telles. On en vend à tous les coins de rue, à chaque pas de porte, aux carrefour publics, sous chaque porche, sous toutes formes, de toutes façons, à tous prix. À tout prix.
Tant il est besoin de beaucoup d'absence de mémoire, pour vivre et d'encore bien d'avantage pour mourir sans se mettre à table. Cracher le morceau avant son ultime souffle. Vider son sac, une fois pour toutes à l'instant même où l'on n'a plus rien à préserver, plus rien à épargner. Les petits jeux de société se pratiquent toujours à la muette. Et ce sont les vivants qui dictent aux agonisants leurs volontés suprêmes. Et avant toute chose d'être silencieux. Bouche cousue, c'est le b.a.-ba du savoir décéder.
De toute façon on s'arrange bien pour leur couper la parole au dernier moment. Sous prétexte de les réconforter ou de les extrême-onctionner. Car il ne serait pas décent de les assommer purement et simplement.[...]

[...]Ça faisait longtemps qu'ils se nourrissaient de chat. Depuis le début de l'hiver. Bien trop longtemps. C'était Voves qui se chargeait de les ramener. Si encore il y en avait eu tous les jours... mais ils se faisaient rares. Et ils étaient si maigres. Autant dire rien.
Poro, dans ses rêves, voyait évoluer des légions d'énormes chats gavés, ronronnant, bien en chair, des chats qui auraient eu des coussins, des coins du feu, du lait dans les soucoupes à fleurs, et se seraient déplacés lentement avec de beaux effets de queue et un port de tête avantageux. Des chats qui se seraient sus attendus.
Ceux de Voves, ils étaient guettés. Ce n'était pas pareil. Tout un quartier en chasse, à l'affût. Ça depuis le début de l'hiver, depuis que durait la grève. Et il n'y avait plus à vendre dans les boutiques que des denrées que personne ne pouvait plus acheter. Tout factice. Ou tout comme, hors de prix. Chaque étiquette était une croix sur un estomac.
Et Graine avait faim. Et Poro avait faim. Et Voves avait faim. Et Cachou avait faim et Albert le chien. Et Ponce, dans sa cellule, devait avoir plus faim qu'eux tous réunis.
Tous les chats du monde n'y suffiraient pas. Et les appartements gardaient les leurs, enfermés dans des écrins de tiédeur. Il fallait croire au Père Noël pour s'imaginer qu'un jour il s'en égarerait un de ceux-là. Il étaient de la race qui aime les verrous tirés, croit en Dieu et en la propriété privée.
Voves n'attrapait que des chats étiques, des de gouttières, aux côtes saillantes et au regard trouble d'assassin. Des chats de sa race à lui.
Graine piqua les dents d'une fourchette en fer dans la croûte brunâtre de mauvaise graisse figée.
- Les chats aussi on faim, dit-elle.

couverture
Éditions L'Esprit des Péninsules - 246 pages