Laurence : Bonjour Alain Claret, Tout d'abord, je voudrais vous remercier d'avoir accepté cette interview. Je viens de finir votre quatrième et dernier roman, Tout Terriblement, et je suis encore sous son charme inquiétant. Tout Terriblement est le troisième épisode d'une intrigue commencée avec Si le diable m'étreint et l'Ange au visage sale. Ma première question est donc : Y-a-t-il un quatrième volet en projet?
Alain Claret : Oui, d’une certaine façon. Dans mon prochain roman qui sort en mars chez Robert Laffont – Que savez-vous des morts ? - nous retrouverons E.S.G. Polder et de nouveaux personnages qui agrandissent encore l’univers romanesque que j’explore. Cette « recherche du temps présent » que j’ai entamé avec le Diable comprend différents volets reliés entre eux par des personnages qui évoluent, passent d’un livre à l’autre, amènent d’autres personnages qui apportent leur propre histoire… Tous dessinent un monde complexe et violent qui doit nous aider à comprendre celui dans lequel nous vivons et l’évolution des rapports humains. Un peu comme l’a fait Zola avec les Rougon ou Proust avec sa mise en abyme de l’inconscient.
L. : Comment est né ce projet? Saviez-vous déjà en écrivant Si le Diable m'étreint qu'il y aurait plusieurs volumes?
A. C. : C’est à la fin de l’écriture du Diable que je me suis rendu compte de ce que j’étais en train de faire. Dans ce roman, je n’avais pas simplement raconté une histoire, j’avais convoqué plusieurs genres littéraires, du roman d’action hard-boiled jusqu’au roman naturaliste du XIXème, en passant par le thriller et le roman sentimental et psychologique. Et je leur ai demandé : Et maintenant vous en êtes où ? Où est la littérature de notre époque ? J’ai compris qu’il fallait faire sauter les genres et explorer cette nouvelle liberté. J’avais des personnages qui étaient devenus des soldats et je les ai engagés dans la bataille pour voir où ils allaient nous mener. Ce n’est pas un projet romanesque mais un laboratoire littéraire. Le but est de raconter des histoires qui touchent et questionnent les lecteurs.
L. : Comment se déroule, chez vous, le processus d'écriture? La trame est-elle déjà toute tracée, ou sont-ce les mots qui vous guident?
A. C. : Les mots ne sont que des outils. Le principe est de savoir où vous allez sans savoir comment y aller. Alors vous êtes obligé d’écrire, c’est à dire d’inventer. L’intrigue naît de la tension qui règnent entre les personnages. Vous avancez dans l’histoire en même temps que vos personnages, c’est ce qui leur donne leur force parce que vous ne racontez pas. Lorsque votre personnage ouvre une porte, vous ne savez pas grand chose sur ce qu’il y a derrière la porte, vous savez simplement ce qui va se passer et vous êtes un peu en avance sur lui pour lui planter le décor. Un des problèmes de la littérature contemporaine, c’est qu’elle raconte beaucoup. Si vous êtes intéressé par le sujet, ça va, sinon le livre vous tombe des mains.
L. : À l'intérieur de vos romans, le lecteur perd tous ses repères habituels. Vos intrigues sont rarement linéaires. Il y a tout un jeu de flash-back et d'ellipses. Pourquoi un tel choix?
A. C. : Lorsque vous voulez décrire une réalité nouvelle, il vous faut des outils nouveaux. C’est presque un problème de mécanique, il faut créer des chocs, des effets, il faut débarrasser le lecteur des stéréotypes et des clichés, dépoussiérer le classicisme du roman. La structure d’un livre est aussi importante que l’histoire ou le style. Si vous voulez qu’une histoire trouve différents échos chez le lecteur, il faut créer un personnage aussi complexe que lui et pas une ombre de papier. Pour cela, vous pouvez écrire un livre de 1000 pages ou inventer une narration qui prenne en compte les différentes strates d’un individu, les montrer, les faire vivre sans les expliquer, dérouler l’existence brute à la vitesse de la pensée. Le temps est une donnée fondamentale, le personnage est un bloc de temps : un passé nécessaire, un présent que vous êtes en train de lire, et un futur qui va faire votre histoire. Passer de l’un à l’autre ressemble à la vie.
L. : De la même façon, alors qu'on s'attend en ouvrant Tout Terriblement, à lire la suite de l'Ange au visage sale, on comprend au bout d'une dizaine de pages, qu'il s'agit en fait d'événements antérieurs au second roman. Pourquoi ne pas avoir publié les intrigues dans l'ordre? Cette mise en danger vous amuse-t-elle finalement?
A. C. : C’est une autre histoire. Le lecteur qui ne lirait que Tout Terriblement n’aurait pas conscience de cela. Par contre celui qui lit ce roman après les deux autres aura des points de vue nouveaux sur les précédentes histoires. S’il relit les précédentes, il les relira différemment et trouvera des choses nouvelles. Les histoires se nourrissent entre elles. C’est un peu vertigineux, mais ce n’est pas une suite, ni un cycle, c’est quelque chose d’autre.
L. : Le rapport aux mots est dans votre œuvre tout à fait captivant. J'écrivais, en parlant de Si le diable m'étreint, que votre écriture était ondoyante, et dans l'Ange au visage sale, je notais l'explosion des sens. Vos phrases font parfois penser à des enchantements, des formules hypnotiques et déroutantes. Il y a quelque chose de très charnel dans votre façon d'écrire. Comment parvenez-vous à un tel résultat? L'écriture peut-elle être assimilée à un travail d'orfèvre? Ou autrement dit, passez-vous beaucoup de temps à retravailler votre texte?
A. C. : Je ne retravaille pratiquement pas mon texte à part les scènes d’action et d’amour physique qui doivent être réglées au millimètre. Là, chaque virgule compte, c’est un ballet, un travail d’horlogerie et espérons-le d’orfèvre ! Pour le reste c’est une affaire de concentration, comme un maçon qui construirait un mur. Les pierres du bas doivent être bien posées pour que celles du haut tiennent. Quelquefois, quand vous êtes dans la difficulté, le mur ne tient pas. Alors il ne sert à rien d’essayer de l’équilibrer. Il faut le démolir et le reconstruire, peut être ailleurs. Dans ces cas-là, c’est le signe que votre histoire a un problème, vous n’arrivez pas à la faire avancer. Le mieux est d’aller faire deux heures de marche dans la forêt ou trouver quelqu’un qui aime la conversation. Pendant que vous dégustez un 12 ans d’âge, votre inconscient va trouver la solution.
L. : Dans l'Ange au visage sale, vous décrivez un somptueux appartement au-dessus de la Seine. Juste par curiosité, cet endroit existe-t-il vraiment?
A. C. : Non, il n’existe pas. Votre question est intéressante parce qu’elle montre ce qu’est l’écriture. Si vous relisez le passage où il est question de cet appartement, vous verrez qu’il n’est pratiquement pas décrit. Il y a quelques notations assez vagues : un couloir pavé de pierres noires aux murs couverts de tapisseries, une pièce avec une fenêtre d’où l’on voit la Seine, une pièce remplie de vitrines avec des statues, une alcôve avec un canapé de cuir… Pourtant vous vous souvenez de cet appartement. Illusion ! La réalité de la scène est ailleurs, dans le mouvement, dans la confrontation entre les deux personnages.
L. : Et d'ailleurs, vous nourrissez-vous de votre quotidien pour écrire vos histoires?
A. C. : Le quotidien est une donnée mystérieuse de l’écriture, j’assassine volontiers les gens dans mes livres sans que pour autant mes voisins aient peur de moi. Mais un écrivain est aussi un prédateur, il pourra piller votre vie s’il y a en elle quelque chose dont il a besoin ; l’histoire littéraire le montre assez bien. Je peux situer mes histoires dans des endroits que je connais parfaitement ou au contraire décrire un lieu où je ne suis jamais allé, cela ne fait pas de différence. J’ai parfois utilisé des personnages réels dans mes romans mais dans ce cas, je les instrumentalise. Mes histoires naissent de la réflexion sur ce qui nous entoure, et à part quelques outrances que je me permets, la plupart des faits sont réels, transposés dans la fiction. Des journalistes m’interrogent parfois sur les « mois d’enquêtes » qu’il m’a fallu pour écrire une histoire. Je passe ainsi pour un spécialiste des loups ou des services secrets, alors que je ne suis qu’un écrivain réaliste qui essaye de faire son travail.
L. : J'ai remarqué que Gabriel Polder, l'avocat de l'Ange au visage sale et Tout Terriblement était également un des personnages de Clichy Section, votre premier roman. Pourquoi avoir réutilisé ce patronyme? A-t-il une signification particulière?
A. C. : Je n’ai pas réutilisé ce patronyme, j’ai repris le personnage. Le Polder de Clichy Section est le passé de celui de l’Ange ou de Tout Terriblement. Il a évolué, il est devenu avocat. Nous avons avec Clichy Section, une perspective intéressante sur sa vie et sa psychologie, une ouverture sur ses émotions. Mais un polder, c’est aussi de la terre gagnée sur les eaux, une région entourée de digues, mise en valeur, et qui lutte contre les inondations.
L. : Sachant qu'aujourd'hui, la majeur partie des romans policiers qui sont publiés, misent plutôt sur l'intrigue que sur le style, est-ce qu'il a été difficile de trouver un éditeur qui ait foi en vous?
A. C. : Cela n’a pas été facile, mais on finit par aimer un auteur pour tout ce qu’on lui a reproché pendant des années. Il faut tenir bon, affûter son travail et devenir de plus en plus vous-même. Après Clichy Section, j’ai galéré pour trouver un éditeur qui voulait suivre mon travail, j’ai écrit pour la télévision et le cinéma, j’ai fait autre chose. Puis le Diable a séduit plusieurs éditeurs, mais ils ont renoncé au dernier moment, le livre était atypique, difficile, ils ne savaient pas comment le publier. Écrire ce livre et le publier a été une vraie aventure existentielle ! Finalement Bernard Barrault m’a accueilli chez Laffont et je dois rendre hommage à sa vision et à sa persévérance.
L. : En préparant cette interview, j'ai voulu aller consulter les différents articles vous concernant présents sur la toile. Je suis restée assez surprise par leur petit nombre, sachant qu'à chaque fois que j'ai conseillé Si le Diable m'étreint à mes proches, ils ont été aussi enthousiastes que moi. Comment expliquez-vous qu'aujourd'hui, on ne parle pas plus de vos romans?
A. C. : Je suis considéré comme un auteur difficile, hors normes. Ma façon de raconter les histoires, d’incarner mes personnages, déstabilise la critique littéraire. On ne sait pas où me classer : trop violent pour la littérature blanche, trop écrit pour le polar. Le roman noir, qui est le genre dans lequel je me place, a toujours été un roman d’avant-garde qui bouleverse les certitudes de la littérature. C’est le prix à payer lorsque vous voulez défricher de nouveaux territoires. La critique littéraire joue un rôle d’analyse mais aussi de prescripteur et peut-être qu’elle ne veut pas de cette littérature. Le roman noir est un roman politique, social, qui empiète sans se gêner sur différents domaines intellectuels. Le lecteur, lui, ne s’y trompe pas.
L. : Avant de clore cette interview, j'aimerais savoir quels sont vos projets d'écriture pour les mois à venir?
A. C. : Je travaille actuellement sur un roman qui sera centré sur Méléna, la fille de Janet et de Craven que nous avons laissé plongée dans un sommeil artificiel à la fin de L'ange au visage sale. Elle avait deux ans à ce moment-là. Elle a aussi été un personnage important, dans le ventre de sa mère, dans Tout Terriblement. Elle a grandi, elle est devenue une jeune fille, elle va affronter un monde plein de bruit et de fureur, jetée au bout de l’histoire de ses parents.
L. : J'espère en tout cas que cet entretien aura donné envie aux lecteurs de Biblioblog de se plonger dans vos œuvres. Je vous remercie encore une fois de vous être prêté au jeu et vous laisse les derniers mots.
A. C. : J’aimerai remercier vos lecteurs pour leur attention et terminer cette interview par une citation de Sénèque qui dit assez bien mon état d’esprit : « Attends-tu que je t’écrive combien l’hiver qui a été modéré et court, s’est montré gentil avec nous ; combien le printemps est avare de beaux jours et le froid en retard sur la saison ; et autres niaiseries de gens qui ne savent que dire ? Je n’écrirai, moi, que quelque chose dont, l’un et l’autre, nous puissions profiter… »
Les romans d'Alain Claret :
Commentaires
samedi 20 janvier 2007 à 12h03
Encore une interview comme je les aime, de celles qui apportent. A. Claret figure déjà en bonne place sur ma liste. Il ne me reste qu'à trouver un créneau pour tout lire de cet auteur. Cela ne saurait trop tarder. Je suis vraiment intriguée..
Merci à A. Claret et à toi, Laurence.
samedi 20 janvier 2007 à 12h34
Merci Dda
Alain Claret s'est montré d'une extrême gentillesse en ce prêtant à cet exercice. À l'heure où j'écris, 15 autres personnes ont lu cette interview, mais tu es pour l'instant la seule à avoir réagi. J'espère simplement, que comme toi, ces personnes auront eu envie de découvrir un peu mieux cet auteur.
ps : Dda, si tu cherches ses œuvres, commence par "Si le diable m'étreint"
samedi 20 janvier 2007 à 13h10
Ok. J'ai tout noté - et dans l'ordre. Je me demande si je vais le trouver en biblio. Sinon, ce sera une bonne occasion pour m'inscrire à une autre. Je veux pas rater cette oeuvre.
dimanche 21 janvier 2007 à 06h10
Bravo à vous deux ! J'aime beaucoup la comparaison entre l'écrivain et le maçon bâtissant un mur, ainsi que l'auteur pilleur de la vie des voisins. C'est très bien vu. Et si l'auteur a pu nous livrer des choses intéressantes, c'est bien que les questions étaient judicieuses.... Je le redis donc : bravo.
lundi 22 janvier 2007 à 13h50
Grande interview! Bravo Laurence, quel talent de journaliste littéraire
Et merci à Alain Claret pour sa disponibilité... Ses réponses sont vraiment passionnantes et me donnent encore plus envie de découvrir son oeuvre.
lundi 22 janvier 2007 à 14h42
Bravo Laurence pour cette interview (oui, personnellement je préfère le féminin, comme T.L.F.) très intéressante qui, comme tout entretien bien mené, donne envie d'en apprendre davantage sur l'auteur. Je n'ai pas encore lu de ses romans, mais au vu de ses réponses (notamment pour ce qui concerne la vision d'ensemble de l'œuvre, les évolutions possibles en matière de relecture ou sa vision du roman noir), je pense m'y pencher prochainement.
Contrat rempli donc ; merci.
samedi 3 février 2007 à 23h54
on ne parle pas assez d'Alain Claret qui ne s'eprime pas assez non plus; quelle belle entrevue de cet auteur si intriguant, déroutant; j'avoue avoir un peu de mal à suivre de façon linéaire et suffisamment compréhensible la trilogie si on peut dire qui n'en est pas une et pas dans l'ordree !
lundi 26 février 2007 à 11h01
yes
merci pour ctte interview
quel auteur fabuleux
lundi 26 février 2007 à 20h31
Merci à tous. Ce fut surtout un plaisir pour moi que je suis très heureuse de partager avec vous.