Alfred illustre un recueil de nouvelles de Roland Topor sur la vie d'un bistrot de quartier, le Café Panique.
Avant d'avancer dans l'album lui-même, il me semble important de rappeler quelques éléments, indissociables de ces histoires.
Au début des années 60, Topor, Judorowsky et Arrabal, grands copains, se retrouvent pour boire et philosopher au Café de la Paix. De ces conversations enflammées, née l'idée de créer un groupe : Le mouvement Panique, "en l'honneur de Pan, Dieu de l'amour, de l'humour et de la confusion.". Le recueil de nouvelles "Café Panique" résulte donc de cette volonté de mêler l'absurde et le poétique, l'humour et la folie.

Alfred a voulu ici rendre hommage à son maître. Amoureux de ce recueil dès l'adolescence, il décide donc de le mettre en image. Pour ce faire, il crée un personnage, client du café, qui joue le rôle de guide et nous présentent les différents protagonistes. Ici, les clients ont tous des surnoms évocateurs : "Deux minutes", Verre en main", "Sans moi"...
Tout au long de la soirée, les témoignages vont se succéder : des histoires de comptoir dans ce qu'elles peuvent souvent avoir d'incohérent.

Tout le talent d'Alfred est d'avoir su se mettre au service de l'univers de Topor. Dès les premières pages, on entre dans ce bar comme si on l'avait toujours connu. Tous les éléments sont là : l'ambiance de la salle enfumée, le bruit, les mots qui fusent, les tournées qui n'en finissent plus...
À chaque nouvel intervenant, Alfred propose un univers graphique bien spécifique et c'est une mosaïque de cette clientèle hétéroclite qui prend forme peu à peu.
Dès qu'un personnage a fini son délire, on revient dans la salle auprès de notre narrateur, en attendant la prochaine intervention, qui ne tarde d'ailleurs jamais à arriver.
Même si je n'ai pas accroché avec certains des univers proposés, les couleurs sont très souvent superbes, et certaines planches on su me faire voyager très loin. Il y a de vrais petits tableaux, des petits bijoux à l'intérieur de ce livre.
Bien sûr, il faut également souligner la poésie loufoque de Roland Topor, et l'étude tendre et ironique de ces lieux d'égarement.

L'album a été publié en 2004, 7 ans après le décès de Topor. La fin, telle une mise en abyme, est donc d'autant plus touchante et émouvante.

Pour finir, il faut également souligner le superbe travail de la maison d'édition Charrette : le papier est épais, soyeux, et c'est un vrai plaisir que de tourner chaque page.

Un très joli petit album à déguster comme une bonne prune au bord du zinc. Et je crois que moi, je vais essayer maintenant de trouver ce fameux recueil de nouvelles, pour pouvoir lire toutes celles qui n'ont pas été sélectionnées pour cet album....

Extrait :

C'était Sans-moi qui venait d'arriver. Il rentrait de chez le dentiste :
"Malgré ma trouille des dentistes, je me suis enfin décidé à prendre rendez-vous. Convaincu par cette nuit blanche qui m'avait laissé sur les genoux...
- Je vois ce que c'est. Une vieille carie dans la molaire. Je vais tuer le nerf, ensuite vous ne sentirez rien...
Il enfonce une longue aiguille pour sonder ma carie.
- Hum, profond en tout cas !
Moi, bouche bée, je transpire à grosses gouttes. La main du dentiste pénètre dans la carie à la suite de l'aiguille... puis le bras... et finalement, le dentiste lui-même disparaît à l'intérieur de la dent, comme s'il allait à la cave. J'entends l'écho de ses pas décroître, puis je me retrouve tout bête dans mon fauteuil, plus solitaire que dans la salle d'attente. Au bout d'une petite heure...
-Ohé ! Y'a quelqu'un?
Une voix lointaine me répond comme si j'étais ventriloque :
- C'était vraiment une vieille et très vaste carie. Maintenant que la dent est insensibilisée, je vais l'arracher. Vous ne sentirez rien.
- On ne peut pas mettre une couronne? je lui demande.
Mais l'autre répond que ce n'est pas possible et, Crac ! il arrache la molaire d'un seul coup.
Par la suite, j'ai appris la vérité. En explorant la dent, cet escroc de dentiste a découvert des peintures rupestres. Il a fait classer le site, et maintenant on peut le visiter dans son cabinet à condition de ne pas fumer et de payer son ticket.
Je vous le dis, la moralité se perd aussi vite que les dents."

couverture
Éditions Charette - 40 pages