Siegfried et Sieglinde ont été élevés ensemble, dans le luxe et l'opulence. Leurs parents respectifs sont de fervents admirateurs et défenseur du III° Reich. Mais quand la débâcle s'annonce, ils abandonnent les deux petits âgés d'une dizaine d'années seulement, sur les routes d'Allemagne.
Après un étrange périple, ils atterrissent dans un orphelinat français où ils se font passer pour frère et sœur. Il y grandissent sans heurt, en attendant impatiemment de pouvoir voler de leurs propres ailes et vivre leur amour au grand jour. Quand le moment arrive enfin, ils achètent un château en Corrèze pour se souvenir du faste passé.
Mais la grossesse trop soudaine de Sieglinde contrarie leurs projets. Quand née la petite Erda, elle est immédiatement rejetée par ses parents. Commence alors le destin extraordinaire d'une pianiste prodige.

Joël Schmidt est incontestablement un héritier du romantisme noir allemand. Toute la première partie du récit baigne dans une aura irréelle, digne des contes les plus sombres des frères Grimm. Le style, un peu désué, fait penser à certains romans du 19ème : le temps s'y écoule lentement, les protagonistes sont pris dans une tourmente malsaine et inextricable.
Comme dans la vengeance du piano, j'ai surtout aimé la partie consacrée à la révolte d'Erda; quand celle-ci, animée d'un rage féroce, décide de reprendre le cours de son destin.

Je dois reconnaître que j'ai peiné à entrer dans l'univers de Joël Schmidt : le premier tiers du roman, dédié aux parents d'Erda, m'a semblé particulièrement lent, et j'ai retrouvé démultiplié, ce qui m'avait gênée dans la nouvelle. D'autre part, je préfère la fin de la première version à celle plus nuancée qu'il nous offre dans ce roman.
Cependant, j'ai pris un très grand plaisir à lire tous les passages consacrés à la musique (et ils sont nombreux, puisque le piano est tout pour Erda). Moi qui suis totalement néophyte en matière de musique classique, j'ai été fasciné par la relation qui unit le soliste à son instrument.
De même, la volonté d'Erda et sa retraite dans son appartement parisien, tel un papillon dans son cocon, se préparant à l'éclosion renferme une force et une détermination époustouflante.
Un roman hors du temps, qui éveille les sens.

Vous pouvez aussi lire l'interview exclusive de Joël Schmidt.

Du même auteur : La vengeance du piano et Je changerai vos fêtes en deuil

Extrait :

La fougue, la puissance, l'éclat des sonorités qu'Erda tirait du piano les séduisaient. Il était aussi sensible à la perfection de son doigté, à la finesse de ses nuances qui faisaient sans heurt rouler les notes dans une mélodie contrastée de douceur et de vigueur, au point que les touches semblaient accompagner les mains et jouer par elles-mêmes sans son intervention. Ils étaient surtout charmés par cette pianiste inconnue qui soudain entraient dans leur vie et dont ils savaient déjà qu'elle était destinée à la plus grande gloire. Mais, plus que tout, ils étaient bouleversés par la métamorphose de l'interprète.
Erda leur était apparue comme une jeune fille à peine formée, la poitrine plate, les jambes grêles, une taille sans grâce que sa jupe de grosse laine et son corsage en toile écrue rendaient encore plus incertaine. Et voici qu'elle s'animait, que ses mains grossissaient, s'allongeaient encore, que ses seins pointaient sous le corsage, que sa taille, à mesure qu'elle balançait son corps, s'affinait en se dessinant. Concentrée, emportée par l'élan de son jeu, il lui arrivait de se lever à moitié de son siège pour plaquer un accord ou suivre une gamme qui parcourait le piano. Alors ses jambes qu'on avait crues prêtes à se briser au moindre mouvement, et qui la soutenaient à peine, se musclaient, ses mollets prenaient de la rondeur et jusqu'à ses pieds chaussés de ballerines qui, soudain robustes, martelaient avec autorité les pédales de l'instrument, jouant sans effort entre la forte sourdine et la sourdine comme l'eussent fait ceux d'une organiste.
Même ses cheveux ternes prenaient des reflets dorés comme s'ils étaient éclairés par une invisible lumière rasante. Devenue autoritaire, elle faisait à Josef un signe impérieux de la tête pour tourner les pages, inclinait son buste pour réussir une nuance et le relevait pour regarder vers le ciel à travers la verrière, pour se délier aussi de l'influence mécanique de l'instrument et trouver des tonalités subtiles. Sa respiration devenait plus rapide de mesure en mesure. Les auditeurs, car ils avaient cessé d'être des camarades, des élèves, entendaient même son souffle qui suivait la cadence de ses mains, et accompagnait les accords.
Plusieurs fois elle tourna la tête vers eux en contrebas, et ils virent son visage proche de l'extase mystique, ses yeux révulsés. Ses joues avaient pâli. Des gouttes de sueur perlaient à ses temps. Avec saint François de Paul, elle marchait désormais sur les eaux de la musique, habitée tout entière, transfigurée.

couverture
Éditions Albin Michel - 279 pages