Pour ouvrir et clôre cette parenthèse, deux récits hommages, intitulés respectivement "A l'ombre du père" et "A l'ombre de la mère", forment l'antichambre propice à ce voyage particulier.
Il y parle de deux jeunes hommes, fils d'acteur et d'actrice célèbres, qu'il a eu la chance de rencontrer au détour des chemins.
Au centre de ces deux évocations, ses souvenirs de festivalier.

"Le festival de Cannes" tient à la fois de la chronique d'un festival, des résurgences nostalgiques et des fantasmes fugaces ou rémanents.

Frédéric Mitterrand nous narre bien sûr son emploi du temps de jury par le détail : les films de la sélection, les rencontres, les soirées de strass, la respiration que représente l'arrivée de l'Enfant dans cette effervescence.
Chaque film a droit à un passage plus ou moins long, dans lequel l'auteur partage ses émotions de cinéphile. J'ai ainsi pu découvrir des films qui n'avaient pas eu droit au battage médiatique, mais qui avaient sûrement bien plus à montrer que ceux qui avaient fait la une du festival. Avec beaucoup de pudeur, il retrace l'émotion des acteurs, réalisateurs, familles, qui le temps d'une projection ont connu l'intense émotion de cette communion entre un film et ses spectateurs. Je pense notamment à Une jeunesse chinoise ou Comment j'ai fêté la fin du monde, qui ont fait frémir la croisette pendant quelques heures, avant d'être aussi vite oubliés.
Il n'a par contre que peu d'indulgence pour ceux qui l'ont déçu, comme Pedro Almodovar ou Ken Loach.

Entre deux séances, Frédéric Mitterrand déambule dans la cité, se rend aux soirées, croisent les vedettes, plus ou moins grandes, de ce cercle d'initiés.
Il y a les femmes panthères, Mazarine (passage succulent), Edouard Bear, Danielle Thompson, Marina et son yacht...
Empêtré dans sa timidité, il n'ose s'imposer; il est là sans vraiment y être, et la machine à remonter le temps s'enclenche.

Car finalement, ce séjour est surtout l'occasion de retrouver les fantômes de son passé : ceux qu'il ne verra pas sur la croisette cette année-là.
Connus ou inconnus, ils emplissent son album de famille; parce qu'il est la somme de toutes ces trajectoires, Frédéric Mitterrand déploie, entre regrets et remords, le tapis rouge de la nostalgie.
J'ai d'ailleurs été assez étonnée, en le voyant ces derniers jours sur les plateaux télé, que les différents chroniqueurs lui parlent de cette nuit fantasmée avec Brad, quand il ne s'agit dans ce livre que d'une anecdote, alors qu'il y a tant à dire sur son parcours d'amoureux du cinéma :
Sa rencontre manquée avec Wim Wenders, sa nuit téléphonique bouleversante avec Dominique Laffin, ses tentatives embarrassées avec Angela Huston, ses périples avec Catherine et François.

La partition qui soutient ce récit est remarquable : l'écriture est ample, aérienne. Là où beaucoup se casseraient le nez, Frédéric Mitterrrand déploie ses phrases sur des lignes et des lignes, sans que le lecteur ne se noie ou perde ses repères. Au contraire, au fil des respirations, on suit avec délices les cheminements de la pensée et on se laisse porter par la limpidité de ses propos.
Comme dans La mauvaise Vie, tout cela est merveilleusement bien écrit. Frédéric Mitterrand n'est jamais voyeur, mais témoigne avec pudeur et délicatesse de ce qui l'anime depuis toujours. Sans concession pour lui-même, il laisse transparaître pourtant ses qualités d'homme de cœur.

Le festival de Cannes est le témoignage touchant d'un homme humble mais riche de générosité et d'expérience.

Du même auteur : La mauvaise Vie

Par Laurence

Extrait :

Je me souviens avec une pointe de cafard qui persiste encore de l'un de ces repas au capharnaüm du Lagon d'Azur où l'un des convives annonça négligemment que Rita Hayworth venait de mourir. La nouvelle n'eut pas beaucoup d'écho, quelques apitoiements de circonstance et le charivari des conversations sur les films et les potins du jour reprit de plus belle. C'était à croire que Gilda, la Reine de Brodway et la Dame de Shangai n'avaient pas existé pour tous ceux qui festoyaient joyeusement sans même s'interroger un instant sur cette histoire du cinéma à laquelle ils prétendaient appartenir, aveugles, bavards et sans mémoire. C'était il y a vingt ans, j'écrivais alors une chronique quotidienne dans une feuille de chou à la mode, j'ai prétexté un article à rédiger pour m'éclipser, je doute que quelqu'un ait pu imaginé qu'il serait consacré à celle que l'on avait perdue. Enfin, Rita qui meurt en plein festival et personne pour s'écrier : "Allez, on s'arrête un peu, on fait venir un de ses films et on le projette dans la grande salle ou ailleurs si ce n'est pas possible." Oui, plutôt ailleurs dans Cannes, n'importe où dehors n'importe quand la nuit; Rita qui dans devant Glenn Ford, qui enlève ses longs gants de soie, qui chante "Put me blame on me, mame", sur un grand écran dressé en face du Carlton, avec la masse sombre de la mer et les lumières des bateaux au fond et tout autour, par exemple. Je devais avoir l'air un peu bizarre en pressant le pas et en remuant ce genre d'idées dans ma tête, sur la Croisette où s'écoulait lentement un foule amorphe. J'ai souvent l'air bizarre quand je me sens seul à penser à des choses qui n'intéressent personne.

couverture
Éditions Robert Laffont - 257 pages