Dès les premièrs mots, Dino Buzzati parvient à créer une ambiance indescriptible et le lecteur est hypnotisé par ce bastion qui n'est pas même encore apparu. Pendant les deux jours que dure ce voyage, Dino Buzzati décrit avec beaucoup de poésie ces paysages dépeuplés et la découverte en pointillés du fort.
Quand Drogo parvient au terme de son voyage, il n'a qu'une envie : repartir au plus vite près de l'effervescence urbaine. Ce fort est lugubre, le silence et l'inertie qui y règnent inquiétants.
Pourtant, le Commandant Matti le convainc de rester au moins 4 mois. 4 mois qui dureront toute une vie.
Car quiconque entre à Bastiani en devient son prisonnier. Le château est le dernier refuge avant le désert des Tartares, une terre aride, emplie de légendes. Tous les soldats espèrent secrètement, qu'un jour, l'ennemi attaquera le pays par cette voie d'accès, et nul ne veut rater cette opportunité de devenir un héros. Et puis, à quoi bon bousculer une routine somme toute bien confortable?
En lisant ce roman, j'ai évidemment immédiatement fait le parallèle avec le Zangra de Brel. Drogo et Zangra sont assurément siamois d'encre, et je ne savais pas que la chanson était un hommage au roman de Buzzati.
C'est une expérience tout à fait fascinante : toute l'histoire est centrée sur l'attente, l'inertie et l'immobilisme. Et pourtant, Dino Buzzati tient sont lecteur en haleine comme s'il s'agissait d'un récit aux multiples rebondissements. Dino Buzzati est un magicien des mots et du phrasé : le moindre détails, sous sa plume, prend un relief tout particulier.
Un grand roman à découvrir de toute urgence si ce n'est déjà fait.
Extraits :
A travers une fissure des roches voisines que l'obscurité recouvrait déjà, derrière de chaotiques gradins, à une distance incalculable, Giovanni entrevit alors, encore noyé dans le rouge soleil du couchant et comme issu d'un enchantement, un plateau dénudé et, sur le rebord de celui-ci, une ligne régulière et géométrique, d'une couleur jaunâtre particulière : le profil du fort.
Oh ! Combien il était loin encore, ce fort ! Qui sait à combien d'heures de route encore, et le cheval de Drogo qui était déjà fourbu ! Drogo, fasciné, regardait fixement le fort, se demandant ce qu'il pouvait bien y avoir de désirable dans cette bâtisse solitaire, presque inaccessible, à tel point isolée du monde. Quels secrets cachait-elle? Mais c'était les derniers instants. Déjà les ultimes rayons du soleil se détachaient lentement du lointain plateau et, sur les bastions jaunes, les livides bouffées de la nuit qui tombait faisaient irruption.[...]
Maintenant, Drogo comprenait finalement. Il regardait fixement les ombres multiples des uniformes suspendus, qui tremblaient à chaque oscillation des lampes, et il pensa qu'à ce moment précis le colonel, dans le secret de son bureau, avait ouvert la fenêtre vers le nord. Il en était sûr : à cette heure qu'attristaient tellement l'automne et l'obscurité, le commandant du fort regardait vers le septentrion, vers les noirs abîmes de la vallée.
C'est du désert du nord que devait venir leur chance, l'aventure, l'heure miraculeuse qui sonne une fois au moins pour chacun. A cause de cette vague éventualité qui, avec le temps, semblait se faire toujours plus incertaine, des hommes faits consumaient ici la meilleures part de leur vie.
Ils ne s'étaient pas adaptés à l'existence commune, aux joies de tout le monde, au destin moyen; côte à côte, ils vivaient avec la même erspérance, sans jamais parler de celle-ci, parce qu'ils n'en étaient pas conscients ou, tout simplement, parce qu'ils étaient des soldats, avec le jalouse pudeur de leur âme.
Peut-être, aussi, Tronk; probablement Tronk. Tronk observait scrupuleusement les articles du règlement, une discipline mathématique, il avait l'orgueil de ses responsabilités scrupuleusement assumées, et s'imaginait que cela suffisait. Pourtant si on lui avait dit : "Ce sera toujours ainsi tant que tu vivras, tout semblable, jusqu'au bout", lui aussi se serait réveillé. "Impossible, eût-il dit. Il faudra qu'advienne quelque chose de différent, quelque chose de vraiment digne, qui permette de dire : maintenant, même si c'est fini, tant pis."
Drogo avait compris leur facile secret et il pensa avec soulagement qu'il était en dehors, spectateur non contaminé. Dans quatre mois, grâce à Dieu, il les quitterait pour toujours. Les obscurs attraits de la vieille bâtisse s'étaient ridiculement évanouis. Voilà ce qu'il pensait. Mais pourquoi le petit vieux continuait-il de la regarder fixement avec cette expression ambiguë? Pourquoi Drogo éprouvait-il le désir de siffloter un peu, de boire du vin, de sortir au grand air? Peut-être pour se prouver à lui même qu'il était vraimentlivrelibre et tranquille?
Éditions Pocket - 267 pages
Commentaires
mardi 22 mai 2007 à 12h10
J'ai un souvenir très fort de cette lecture, du soleil, du vent, du sable. Le film est très bien aussi
mardi 22 mai 2007 à 13h02
Je venais vérifier si tes propos étaient un plagiat de tes copies ou pas
C'est un livre qui a laissé un empreinte indélébile en moi. J'y pense souvent et je sais qu'un jour je le relirai...
mardi 22 mai 2007 à 13h32
Gambadou : je ne connais pas le film. Il est de qui?

Flo :Même si je voulais, je ne pourrais pas les plagier : trop d'erreurs de syntaxe !
mardi 22 mai 2007 à 18h16
Un livre qui ne s'oublie pas et qui décrit parfaitement le temps qui passe, les attentes et les illusions promises tout au long d'une existence !
mardi 22 mai 2007 à 19h58
Un chef d'oeuvre assurément.
Florinette l'a dit : un livre inoubliable, le condensé de la vie, avec les promesses de la jeunesse et les désillusions qui jalonnent le temps. Et l'impression, au soir de son existence d'avoir fait fausse route.
A ne pas lire en cas de déprime.
mardi 22 mai 2007 à 20h14
Florinette : j'espère tout de même que nous ne serons pas comme Drogo, et que nous n'attendrons pas le dernier instant pour comprendre ce que nous attendions et agir enfin.
ça me fait plaisir de te lire chez moi. Oui, il vaut mieux éviter ce livre en cas de baisse de moral, tout comme je déconseille "Rose Mary's baby" aux femmes enceinte ! 
Oh ! André toi zici !
mercredi 23 mai 2007 à 10h41
J'ai découvert ce livre après avoir vu le film qui en a été tiré et réalisé par Valerio Zurlini en 1977 ... film splendide qui m'avait beaucoup marquée...Ce livre de Buzzati fait sans conteste partie de mes livres préférés... et je reverrais avec un immense plaisir le film si cela était possible
mercredi 23 mai 2007 à 10h45
( je trouve qu'il est charmant ton lapsus typographique Laurence en fin de citation : "(...) qu'il était vraiment livre (...)"
mercredi 23 mai 2007 à 13h12
Claudune : Oui ! Très joli effectivement mais surtout révélateur !! Par respect pour Dino Buzzati, je l'ai quand même corrigé
jeudi 24 mai 2007 à 00h15
Merci pour l'allusion à Brel et au Capitaine Zangra, j'avais jusqu'alors l'impression d'être la seule à la faire!
jeudi 24 mai 2007 à 07h14
Olympe de Gouges : bercée par Brel depuis ma plus tendre enfance, j'ai immédiatement fait le rapprochement. Comment pourrait-il en être autrement?
jeudi 31 mai 2007 à 18h47
Je ne puis qu'être d'accord avec ta conclusion ! "Le Désert des tartares", que j'ai découvert assez tardivement (à ma grande honte) fait partie à mon avis des livres les plus importants du vingtième...
jeudi 31 mai 2007 à 20h00
Salut Thom, c'est un plaisir de te lire ici.
jeudi 13 décembre 2007 à 20h27
le Désert des Tartares est l'un des livres majeurs du 20° siècle - lire les commentaires à ce sujet sur Wikipédia
lundi 2 mars 2009 à 16h00
Oh que oui ! Livre majeur, c'est sûr !
Comme tu l'as très bien dit, un roman qui parle d'attente et d'ennui, mais qui n'est pas du tout ennuyeux... Il nous tient en alerte, par les mini-rebondissements et ses descriptions si poétiques de la condition humaine...
Je conseille la lecture de ses nouvelles, "le K" et autres,... et aussi j'ai découvert plus récemment "un amour"... magnifique aussi...
jeudi 26 mars 2009 à 16h05
Un de mes livres de chevet, assurément. Lu il y a une vingtaine d'année, il est toujours présent en moi. L'attente absurde, le destin auquel on se soumet. Le piège abscons. C'est un court roman où il ne se passe rien, sauf l'essentiel. à posséder dans toute bibliothèque idéale.
vendredi 27 mars 2009 à 18h50
Florent et Loïc : voilà comment l'on distingue un roman d'un scénario... Il y a une écriture, une plume qui fait toute la différence.
mardi 7 juillet 2009 à 18h40
Un des romans qui m'ont plus marqué dans ma vie. A lire jeune pour ne pas passer à côté de sa vie ou en tout cas pour le faire en toute connaissance de cause. Vita brevis, memento mori.
lundi 24 mai 2010 à 19h53
je travaille sur ce roman pour mon memoir fde fin de license,c'est roman étrange.
samedi 12 mars 2011 à 23h27
Cette histoire représente ce que, dans toute une vie, un être humain peut espérer et s'accrocher ainsi à un idéal de sa vie qui ne viendra peut être jamais.
des années d'epérences et de certitudes que l'on est dans le droit chemin et qu'un jour, notre conviction sera récompensé en nous démontrant que nous avions raison.
Cela peut arriver et alors un immense bonheur vous submergera cqar tout vous démontrera que vous aviez raison d'espérer.
La question est que : le sacrifice de toute une vie vaut-elle tant de sacrifice, n'est-il pas plus "tolérable" de ce dire que, j'ai peut être raison de m'accrocher à ma certitude, mais que si je me suis trompé, ne vaut-il pas le coup de profiter de la vie avant de m'en rendre compte.
Après tout, dans l'échelle de la vie de l'univers, il est démontré que l'homme est arrivé le 31 décembre à 23H55, alors, pourquoi se faire des histoire avec not'pov'vie qui ne va durée qu'un milionème de micron de seconce de l'histoire de l'humanité ?
Vivez- Vivez - Vivons. no problèmes.
Après nous .............................................................................?
mardi 25 décembre 2012 à 15h20
Le roman de Juliem Gracq (Le rivage des sirtes) n'est qu'un plagiat réussi de Buzzati. Hélas.
jeudi 15 août 2013 à 09h19
Evident, s'il y a un chef d'œuvre c'est Le désert...