Difficile de lutter contre un fantôme, d'exister quand l'absence de l'Autre est plus présente que soi; depuis qu'Alex n'est plus là, Théo a pris en charge la souffrance de ses parents. Mais le poids est bien trop lourd pour ses frêles épaules.

Dans ce très beau récit, Valérie Sigward parle avec tact et sans jamais tomber dans le pathos, de ceux qui restent; de cette difficulté de survivre quand l'incompréhensible a brisé votre équilibre. Théo a tout un avenir devant lui, pourtant ses parents semblent l'avoir oublié. Il n'est plus qu'une ombre. En lui donnant la parole, Valérie Sigward lui donne la possibilité de retrouver une forme de reconnaissance. Avec son vocabulaire cru de l'adolescent, il se ré-approprie le cours de sa vie et fait la paix avec ce frère qui l'a abandonné.

Étrangement, il n'y a pas que ses parents qui le réduisent à l'état de fantôme. Alors que Valerie Sigward le met au centre de son intrigue, l'éditeur lui-même l'efface au profit du frère disparu : sur la quatrième de couverture, l'extrait choisi ne parle que d'Alex et renie une fois de plus à Théo le droit d'exister. Quel étrange choix... à croire qu'ils sont passés à côté de ce cri, de cet appel au secours.

Quoiqu'il en soit, Valérie Sigward nous offre un récit tout en retenue et finesse, sur le délicat travail de deuil.

Du même auteur : Loin, chez personne et Markus presque mort

Laurence

Extrait :

Ce soir, on a bouffé des trucs sous vide, comme d'habitude, du jambon et des carottes râpées. J'ai demandé si par hasard ça existait des trucs sous vide qui ne soient pas des carottes et du jambon, elle a répondu oui, sans doute, et que je n'avais qu'à faire les courses moi-même, comme ça je pourrais vérifier. Elle ne fait plus la cuisine, elle n'a même plus le courage d'ouvrir les emballages, elle les sort du frigo, elle les balance sur la table, à côté des assiettes en pile, trois assiettes, et c'est lui qui les ouvre, bon appétit. Le dimanche, on va manger chez mamie et là on se régale, on se gave tous les trois, après on digère les yeux dans le vague, c'est génial.
Pendant qu'on mangeait, pour détendre l'atmosphère, je leur ai raconté comment Zeb drague les filles. Détendre l'atmosphère, c'est mon nouveau job depuis que tu n'es plus là. Comme dit Zeb, c'est payé un misère et en plus je suis nul. Elle a trouvé que c'était une excellente idée, elle aime bien Zeb. Lui, il a ri pour faire comme nous et puis tout à coup, il a dit ce qu'il ressentait exactement la même chose depuis un an, être une femme dans le corps d'un homme. Elle a demandé ce que ça voulait dire exactement, "Qu'est-ce que ça veut dire exactement?", elle ne riait plus. Il a haussé les épaules et il a marmonné un truc sur la sensibilité, en tout cas c'est ce que j'ai entendu. Elle a demandé plus fort "et ça veut dire quoi exactement?". Il a gonflé ses joues comme s'il se préparait à faire un long discours, mais ce qui est sorti c'était de l'air. Il s'est levé et il a commencé à débarrasser la table, j'ai geulé "c'est bon là, on n'a même pas fini !", je me suis accroché à mon assiette, un verre lui a échappé des mains et s'est écrasé par terre, il a regarder les morceaux comme si on venait de lui annoncer qu'il était viré de son boulot. Elle a dit "on dirait que ça te fait plaisir d'être comme ça". Il ont ramassé les éclats de verre en faisant gaffe à ne pas se couper.

couverture
Éditions Julliard - 110 pages

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