Dans La lettre de Flora, votre dernier roman et premier lu de vous, on ressent bien l’importance des silences, des non-dits ou de ces mots assassins : « vieux poignard aiguisé avec soin, efficace et tranchant ». Pensez-vous que ces silences, certains mots, peuvent être aussi, sinon plus, violents que les coups que l’on pourrait physiquement recevoir ?

J’en suis convaincu. Le mépris, l’humiliation, l’indifférence peuvent blesser aussi sûrement qu’un coup porté avec la plus extrême sauvagerie. Le langage, le plus beau des outils – dont le silence et les non-dits font partie intégrante – est susceptible d’être utilisé comme une arme. Dans le cas de Matteo, un mot un seul – Femminuccia – le rabaisse plus bas que terre, l’empêche d’avancer, le hante au point que son retour en Italie est également un retour vers l’origine de ce mot - de ses maux.

Est-ce qu’un enfant n’apprend pas très vite à se taire lui aussi ? Je pense à ce que vous écrirez quand Matteo, enfant, esquive les questions de sa tante Flora.
«.. Matteo se racontait, prenant garde toutefois, de ne jamais s’aventurer dans les zones d’ombres – prêt au besoin à esquiver »

Absolument. On a longtemps vécu dans l’illusion que l’enfant évoluait dans son univers, à l’abri - dans une certaine mesure – du monde des adultes, comme protégé par une carapace d’innocence et de naïveté. C’est bien évidemment faux et réducteur. D’instinct, Matteo-enfant sent les « zones d’ombres » qui tapissent son histoire et celle de zia Flora. A ces gouffres, ces béances, la seule réponse possible est l’esquive, le silence.

Pourquoi choisir une salle de boxe – là où on reçoit des coups ! – comme le seul endroit pour Matteo peut s’apaiser alors qu’il ne semble pas pratiquer ce sport ?

Ayant pratiqué le « noble art » en amateur, à très petit niveau, j’ai toujours été fasciné par l’ambiance particulière des salles de boxe. Elle y est unique. Les sons, les odeurs, la lumière, le rôle central de l’entraîneur dont les coups de gueule claquent, semblables à des détonations, la souffrance, le respect de l’adversaire… un monde à part avec ses règles propres, non écrites mais connues de tous. Dans La lettre de Flora, Matteo rejoint chaque jour cette salle de boxe qui demeure pour lui, dans ses souvenirs d’enfant, un lieu de paix, le seul qu’il ait jamais fréquenté. Malheureusement, les années ont passé et à présent il y est décalé, poivrot pitoyable au milieu des gamins de la ZUP.

J’ai été touchée par votre façon de décrire les gestes de Giovanni, « M. Jean », l’entraîneur comme des pansements sur les bleus à l’âme.
Avez-vous rencontré un tel lieu ou une personne bienfaisante comme M. Jean ?

L’image des « bleus à l’âme » est belle. Je n’avais pas pensé à ce parallèle et il est vraiment pertinent Cet homme « bienfaisant », je l’ai croisé dans une salle de boxe, à Troyes. Il était l’entraîneur « historique » du club. Il y avait chez lui une douceur immense et une vraie humanité dont je me suis largement inspiré pour mon personnage.

J’ai trouvé étonnant le contraste entre ces personnages d’origine italienne, d’un pays du Verbe, où l’on parle beaucoup, parfois même fort et votre roman où les silences sont rois. Est-ce volontaire ?

Oui… et non. Disons que ce n’était pas une volonté de ma part mais que cela me semble, à la réflexion, tout à fait évident. L’exubérance latine est une réalité indiscutable, mais n’est souvent qu’une façade. Sous les flots de paroles, par pudeur, on tait souvent l’essentiel - lequel est à dénicher dans les interstices, les silences, les non-dits (on y revient !). N’oublions pas que la notion d’omerta vient du pays le plus « bavard » d’Europe !

Elle est difficile la vie de Matteo, dites-moi ! Et je ne vous parle pas de celles de Flora ou de Sabine, la femme de Matteo. Est-ce pour cela que vous avez choisi ces quelques phrases d’introduction : « Qu’est-ce qui ne l’est pas, difficile ? Qu’est-ce qui ne l’a pas été, de tout temps ? » ?

Les phrases d’introduction que vous citez sont en italien. Dans mon esprit, elles sont prononcées au moment du départ pour la France des parents de Matteo (par qui ? c’est au lecteur de le deviner), et elles sont une des clefs du livre. La vie, dans ce coin d’Italie, a de tout temps été ardu, à la limite de l’indigence. La roue tourne, mais rien ne change vraiment. La souffrance, semble-t-il, se transmet de génération en génération. Le passé enferme les personnages dans un schéma de vie, les prive d’une partie de leur liberté (seule Sabine, au final, a les cartes en main et se trouve confrontée à un choix capital au moment où se clôt le roman).

C'est pas bien joyeux tout cela. Pourquoi une histoire si sombre au regard des romans précédents ?

Ce troisième roman est celui qui me ressemble le plus (cela ne donne pas envie de me fréquenter, je suppose !). J’ai osé, enfin, faire ce dont je rêvais depuis toujours. Un style dépouillé à l’extrême, sans compromission. Des thèmes difficiles, lourds, douloureux pour moi. J’ai osé enfin sans me cacher derrière un paravent d’humour et de dérision, derrière le doux et l’amer qui sont les marques de mes deux premiers romans. Cela ne s’est pas fait sans mal car je me suis ainsi livré et « mis à nu » bien davantage. L’écriture de ce roman m’a littéralement laissé KO debout (on en revient à la boxe), heureux du chemin parcouru, des étapes franchies, mais un peu sonné et perdu.

Vous n'êtes pas tendre non plus dans le portrait du père, Lorenzo. On peut comprendre cet homme, malmené lui aussi. Vous usez d’un vocabulaire fort, violent parfois. On ressent une violence sourde contre une vie qui ne fait pas de cadeau. Mais le pardon est-il possible dans la relation Lorenzo-Matteo ?

Il aurait été souhaitable, et sans doute possible. Mais le père, travaillé jusque dans son agonie par le sentiment d’être passé à côté de sa vie, reste arc-bouté sur sa vieille haine… Pour lui, il est trop tard, et c’est avec une joie mauvaise qu’il entraîne son fils dans sa chute.

Que ce soit dans La lettre de Flora ou dans Comme s'ils étaient beaux, est-ce que pour vous la vie n’est qu’une suite de moments difficiles agrémentés de moment de paix ? Les hauts qui font un peu oublier les bas. Une vie difficile parce que l’on ne sait pas exprimer l’amour que l’on a en soi ?

Comme s'ils étaient beauxDans l’idéal, la vie devrait être une suite de moments agréables entrecoupés de difficultés surmontées avec courage et dont chacun de nous sortirait plus fort (ben voyons !). Dans l’idéal, oui. Mais qui n’a pas vécu ces périodes où l’unique espoir est de sortir la tête de l’eau suffisamment longtemps pour avaler une goulée d’air avant de replonger un peu plus bas ? Quant à l’amour que l’on n’a pas su exprimer, vous touchez là un point fondamental. C’est une chose qui me terrifie : perdre un proche sans avoir pris le temps ou été capable de lui dire qu’on l’aimait. Votre question me fait penser à cette jolie formule chère au papa de San Antonio : « Si j’avais su que je l’aimais tant, je l’aurais aimé(e) davantage. »

Votre premier roman 10 ans ¾ semble en grande part puiser dans vos propres souvenirs. Pensez-vous qu'on ne puisse échapper au récit autobiographique quand on commence à écrire ?

C’est très difficile, un premier roman (mais moins qu’un deuxième, finalement). On navigue à vue et sa propre histoire permet un ancrage rassurant dans une réalité que l’on connaît, que l’on comprend et que l’on maîtrise plus ou moins. Et puis un premier roman peut être l’occasion de se débarrasser d’un certain nombre de poids morts, de traumatismes, de boulets aux pieds. Dans le cas de 10 ans ¾, je me suis certes inspiré de mon enfance dans une petite ville ouvrière de Savoie, mais j’ai surtout beaucoup joué avec la réalité (le narrateur porte le même prénom que moi, ses frères et sœurs ressemblent aux miens…). Je crois que fausse autobiographie ou auto-fiction le définiraient plus justement Pour être honnête, ce récit parle davantage de l’enfance que j’aurais aimé avoir (ou que j’aurais pu avoir sans un certain nombre de drames familiaux), plutôt que de ma véritable enfance.

Comprenez-vous que le style de ce roman puisse déconcerter les lecteurs ?

Oui, tout à fait. A ce jour, 10 ans ¾ est mon roman qui a connu le plus de succès (enfin un livre rIgolo, me disait-on). On m’en parle souvent. Mais pour l’apprécier, il est nécessaire d’adhérer à un parti pris : un adulte se projette dans la tête d’un enfant d’à peine plus de dix ans dans le but de décrire le monde qui l’entoure depuis une hauteur d’1 mètre 30 environ. D’un point de vue purement stylistique, j’ai choisi le décalage constant entre la réalité et les mots employés pour décrire cette réalité. Le réel s’en trouve distordu. Si on n’entre pas dans ce projet, si on y voit une mécanique, je comprends très bien que le roman puisse dérouter, voire agacer. Je l’accepte et je le comprends, bien entendu.

Vous racontez l'arrivée de ces immigrés italiens fuyant le régime de Mussolini. Était-ce un sujet dont on parlait au sein de votre famille ?

Pas vraiment, mes liens familiaux avec l’Italie ayant été rompus après le décès prématuré de mes grands parents… mais ces origines n’ont cessé de me titiller depuis, de me travailler sans que j’en aie vraiment conscience (bien que mes trois romans soient très différents les uns des autres, le thème des origines et du passé y revient comme un leitmotiv). L’Italie a une place particulière dans mon imaginaire et je ne m’y rends jamais de façon neutre, en touriste. Je m’y sens chez moi. Pour la petite histoire, il y a une boulangerie Paronuzzi à Venise, de la famille sans aucun doute… je me suis contenté d’y acheter du pain et des viennoiseries mais j’espère bien, un jour, passer le pas et renouer avec ce passé à peine enfoui.

Sous des aspects légers, 10 ans ¾ aborde également des sujets plus sombres comme la maltraitance. A-t-il été difficile d'incorporer ces passages au reste du récit ?

Non, pas vraiment. Vous le dîtes vous-mêmes, des « aspects légers. » Ce roman est plus grave qu’il n’y paraît et explore de multiples facettes de l’enfance… dont la maltraitance. Je suis enseignant et le cas de Jojo, contraint par sa famille de voler dans les magasins, je l’ai rencontré parmi mes élèves. Dans ce livre, je manie tour à tour le doux et l’amer et il était naturel d’aborder des sujets douloureux (même si l’humour, en surface, domine toujours le récit).

Dans Comme s'ils étaient beaux, il en ressort une structure en deux volets. La première où vous présentez les personnages, Jérémie et Rose sous la forme d'une focalisation interne. Et puis quand ils sont réunis aux États-Unis, vous abandonnez ce point de vue pour aborder une narration externe. Était-ce délibéré de votre part ?

Non. J’avais l’intention de continuer sous la forme de deux (ou plus) points de vue alternés jusqu’au terme de l’histoire mais… je me suis heurté à une difficulté insurmontable au moment de leur rencontre. J’ai été contraint de recourir à la 3ème personne et j’en ai été déstabilisé. Il m’a fallu des mois de travail pour mener à bien ce projet. Y repenser me donne encore des migraines…

Comment vous est venue l'amusante idée de faire nager Jérémie au moment du cours de femmes enceintes ? Vous aimez les femmes enceintes si l'on en croit la douceur des mots utilisés dans ce passage du roman.

Oh oui ! Un passage hautement autobiographique. Lorsque j’habitais Chambéry, je me rendais chaque jeudi matin à la piscine. A 11 heures 30 précises, les femmes enceintes avaient droit à un cours particulier. C’était merveilleux. Il y a quelque chose de profondément optimiste et joyeux dans ces promesses d’une vie à venir. Soixante minutes à évoluer au milieu de ventres splendides et rebondis, un sourire béat (peut-être un peu bêta, aussi) sur le visage… rien ne me réjouit davantage qu’une femme enceinte !

Vos personnages, Rose et Jérémie s'en vont au bord de l'océan et croisent un panneau où il est mentionné : Accès direct à la plage. Je ne peux m'empêcher d'y voir un clin d’œil à Jean-Philippe Blondel. Est-ce que je me trompe ?
Ailleurs, vous mentionnez Jean Echenoz. Encore un auteur qui compte pour vous ?

Vous ne vous trompez pas. Jean-Philippe est un ami très proche. Nos premiers romans sont sortis en 2003, le même jour, et nous avons ainsi été chroniqués dans le même Livre Hebdo. JP m’a envoyé un exemplaire du sien, spontanément, je l’ai lu et adoré, je lui ai envoyé le mien en retour. Cet échange a marqué le début d’une sacrée amitié et d’une vraie aventure humaine et littéraire… Quant à Jean Echenoz, je ne le connais pas personnellement mais son travail m’intéresse. Je lui rends hommage d’une façon un peu décalée dans Comme s'ils étaient beaux.

Vous avez commencé chez Le dilettante et vous êtes actuellement chez Robert Laffont. Le parcours a-t-il été long avant de trouver un éditeur qui vous fasse confiance ?

J’ai terminé un premier roman à 25 ans, pendant mon service militaire (!). Très très très mauvais, bourré de clichés jusqu’à la gueule, lourd, et logiquement refusé par les éditeurs. J’étais trop tendre. J’ai beaucoup voyagé par la suite, j’ai vécu à l’étranger, j’ai accumulé les erreurs de jugements (je continue), j’ai appris (je continue aussi). Un recueil de nouvelles m’a alors valu les encouragements du Dilettante (dont j’apprécie la ligne éditoriale). J’ai persévéré et 10 ans ¾ a été accepté par ce même éditeur, très vite, en moins d’une semaine. Un jour de ma vie marqué d’une pierre blanche, croyez-moi !

Vous en êtes à votre troisième roman, est-ce qu'un rituel d'écriture s'est déjà mis en place ? Comment écrivez-vous ?

Je travaille sur ordinateur, à divers moments de la journée ou de la nuit. J’habite en pleine montagne et je « coupe » ces moments d’écriture par des ballades, pour le plus grand bonheur de mon chien. Marcher, en général, m’aide à passer les blocages. Après la publication de 10 ans ¾, j’ai décidé de travailler à mi-temps, un choix de vie que je ne regrette pas malgré les difficultés financières qui peuvent parfois en résulter. Écrire est devenu une nécessité au fil du temps, une respiration. Je suis lent. J’ai besoin de beaucoup de temps. Je ré-écris sans cesse, j’élague, je modifie, j’explore et j’adore ce défi, cet Himalaya que représente l’écriture d’un livre.

Sans dévoiler un secret, travaillez-vous déjà sur un autre roman ?

Je viens tout juste de terminer un roman / conte lunaire pour les enfants (je vais envoyer le manuscrit ces jours prochains à divers éditeurs). D’autres projets destinés aux petits, aux pré-ados et aux ados sont en chantiers et un au moins devrait être terminé à la fin de l’été… l’enfance encore, comme une obsession.

Dans La lettre de Flora, vous écrivez : « C’était pas çà, aimer. Aimer, c’était pas seulement quand çà arrangeait, pas seulement quand c’était facile ! ». Aimer, c’est quoi selon vous ?

Aimer ? Ouh la la ! Pas sûr que je sois capable d’en donner une définition sans me prendre les pieds dans les clichés et les lieux communs les plus éculés. Aimer - aimer vraiment - c’est le contraire du calcul, de l’intérêt, du compte d’apothicaire. L’amour d’un parent pour son enfant (et vice versa) est un sentiment absolu, si puissant qu’il se fiche bien du raisonnable et du rationnel. La mère de Matteo, elle, ne semble l’aimer que par intermittence, notamment lorsque le père est absent, une situation bien entendu incompréhensible et inacceptable pour le garçon.

Voilà, c'était la dernière question. Merci encore d'avoir accepté cette interview. Comme il est de tradition sur le site, je vous laisse le dernier mot pour nos lecteurs.

Tout d’abord, si vous le permettez, je voudrais vous remercier. J’ai passé en votre compagnie un moment passionnant. J’espère que cet échange « parlera » à vos lectrices et lecteurs.
D’autre part, j’aimerais dire un mot du Biblioblog et des différents blogs que je fréquente et où je viens flâner et piocher des idées de lecture… je suis franchement bluffé par la qualité et la pertinence des critiques que l’on y trouve et par l’enthousiasme que ces passionné(e)s parviennent à insuffler dans une littérature dont l’image, il faut être honnête, est parfois un peu poussiéreuse… or pour moi, la lecture est une fête, alors merci de lui rendre la place qu’elle mérite.
Longue vie à vous tous et avec mes plus sincères amitiés.

Interview de Fred Paronuzzi - juin 2007 - Tous droits réservés Biblioblog

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