Ce livre, comme la majorité des ouvrages de Thierry Hentsch, se situe donc à la croiser des genres : philosophie, littérature, poésie, journal de réflexions. On reconnaît tout de même le politologue en lui qui parle d’abord de la limite en termes de frontières et tout ce qu’elles impliquent d’insoutenable violence. Mais d’abord préoccupé par l’identité, collective et individuelle, Thierry Hentsch développe surtout ici la thèse que les limites sont nécessaires et que cette conception faussée de la liberté qui veut qu’elle soit l’absence de limites nous mène au mauvais endroit. Sans limites nous ne sommes pas. Ce sont les limites, leur exploration, leur transgression même, qui nous permettent de nous définir. Tout y passe : philosophie, religion, musique, géographie, écologie, sciences, psychologie et psychanalyse. Cela m’a rappelé un de mes premiers contacts avec Thierry. J’avais 19 ans et je commençais l’université tombant dans le cours de cet homme qui nous faisais rêver à parler de choses dont on comprenait peu mais qui dans sa bouche étaient belles. Et il nous avait dit : «Fermez les yeux et visualisez l’infini. Vous verrez que c’est impossible. Vous dessinez toujours une frontière mentale. Le monde ne peut être envisagé que si on lui fixe une frontière.»

J’ai trouvé deux échos importants dans cette lecture (outre l’écho en moi-même dont je parlerai plus tard), deux échos que Thierry aurait aimés je crois. D’abord un écho avec l’essai de Bayard dont je vous ai parlé hier, Thierry ayant milité toute sa vie pour mettre à l’avant-plan la subjectivité de toute lecture et défendant, comme Bayard, que la lecture est d’abord un acte sur nous qu’un acte hors de nous. Un écho aussi avec Alessandro Baricco où deux personnages cherchent chacun où la mer commence, où la mer finit, ses limites donc.

Thierry est mort depuis bientôt deux ans. C’était mon directeur de thèse, mon mentor, l’homme qui a fait éclore la petite bête philosophique qui dormait très profondément en moi. Je n’ai pu voir l’évocation au voyage de Colomb en Amérique que comme un clin d’œil, même inconscient, à toutes les discussions que nous avions eu sur ce sujet qui nous passionnait tous les deux. Je suis donc incapable de porter un jugement objectif sur ce livre paru à titre posthume. C’est un ouvrage non-fini et non-fignolé. Toujours aussi bien écrit, mais plus touffu, moins limpide. En même temps c’est si court, ça se lit comme un poème ou une prière. Et une fois de plus il réussit à démontrer qu’on peut faire du même souffle littérature et politique, philosophie et poésie. Je n’y suis toujours pas arrivée, mais en refermant ce livre j’ai pu me remercier le destin d’avoir côtoyé quelqu’un de si grand de talent.

Par Catherine

Extrait :

L’éthique de la limite – l’éthique du manque – manque à notre temps, elle manque à la civilisation qui le domine encore. Je parle de la civilisation que nous englobons et délimitons sous le nom d’Occident. À laquelle nous adhérons le plus souvent sans réfléchir. Nous, Occident, savons qui nous sommes. Nous sommes à la fois l’aboutissement et la frontière en marche, le monde en puissance, le bras droit de l’Histoire, la fille aînée de la découverte et de la science. La contestation interne de notre propre hégémonie participe elle-même du mouvement novateur qui nous pousse en avant, nous les porteurs du monde. Nous sommes comme Œdipe avant la chute, rois et maîtres. Sans limites. Aveugles. Aveugles à notre aveuglement. Là où il n’y pas de limite on ne voit rien. À commencer par la place qu’on occupe.

couverture
Éditions Héliotrope - 84 pages