Il est très difficile de résumer cette histoire sans la dépouiller de l'essence qui en fait tout le charme. Je vous propose donc les impressions, fortes ou fugaces, que m'a procuré cette lecture.

J'ai tout d'abord été saisie par l'explosion de couleurs et de matières dès les premières pages : en quelques lignes, Lawrence Durrell fait naître sous nos yeux Alexandrie dans toute sa splendeur et sa magnificence. Le récit en lui-même, est une évocation à la fois vaporeuse et détaillée des souvenirs du narrateurs; la ville est intimement liée aux personnes qui y vivent, et plus particulièrement à Justine : « Justine et sa ville se ressemblent en cela qu'elles sont toutes deux une forte saveur sans avoir un caractère réel. »
Car toute la beauté de Justine est là : à la fois objet de désir et sujet d'écriture de tant d'hommes, elle reste indéfinissables, mystérieuse et complexe.

Comme dans Nedjma de Kateb Yacine, la Femme et la Ville se confondent et s'entre-mêlent : insaisissables, elle sont sont le moteur de la vie des protagonistes.
La narration labyrinthique accumule les flash-back et les fausses pistes, comme si le climat méditerranéen forçait les détours et les escales pour profiter des moments d'ombres.
Si vous cherchez un intrigue linéaire, ce roman ne vous conviendra pas : ici, passé et futur s'entre-croisent. Le narrateur s'appuie sur ses réminiscences pour digresser sur l'amour, la vie, la mort et Dieu.

Alexandrie, capitale de la mémoire », comme le note Lawrence Durrell, ; mais une mémoire déformante, subjective. Tout au long des 300 pages de ce premier opus, j'ai noté la présence récurrente d'un objet, comme un fil rouge permettant de mieux appréhender le choix narratif : le miroir. Omniprésent, il symbolise, à travers ses multiples facettes, les souvenirs biaisés du narrateur.
La réalité ne l'est jamais totalement. Et sous la surface apparemment calme, les courant s'affolent et annoncent la tempête des cinquante dernières pages, quand le miroir, sous trop de pression, finit par se briser.

Comme vous pouvez vous en rendre compte, à travers ce modeste billet, j'ai été totalement subjuguée par l'écriture de Lawrence Durrell.

Ce billet en fait, je l'avais écrit l'été dernier, et je pensais lire à la suite les trois autres opus de ce Quatuor d'Alexandrie. Mais c'était sûrement présumer de mes forces. En effet, même si, je le redis, l'écriture de Durrell est poétique et envoûtante à souhait, j'ai eu besoin de faire une pause avant d'entamer la suite. Peut-être cet été lirai-je le second opus et vous livrerai-je à ce moment-là mes nouvelles impressions.

Extrait :

Je ne suis ni heureux ni malheureux : je vis en suspens, comme une plume dans l'amalgame nébuleux de mes souvenirs. J'ai parlé de la vanité de l'art, mais pour être sincère, j'aurais dû dire aussi les consolations qu'il procure. L'apaisement que me donne ce travail de la tête et du cœur réside en cela que c'est ici seulement, dans le silence du peintre ou de l'écrivain, que la réalité peut-être recréée, retrouver son ordre et sa signification véritables et lisibles. Nos actes quotidiens ne sont en réalité que des oripeaux qui recouvrent le vêtement tissé d'or, la signification profonde. C'est dans l'exercice de son art que l'artiste trouve un heureux compromis avec tout ce qui l'a blessé ou vaincu dans la vie quotidienne, par l'imagination, non pour échapper à son destin comme fait l'homme ordinaire, mais pour l'accomplir le plus totalement et le plus adéquatement possible. Autrement pourquoi nous blesserions-nous les uns les autres? Non, l'apaisement que je cherche, et que je trouverai peut-être, ni les yeux brillants de tendresse de Melissa, ni la noire et ardente prunelle de Justine ne me le donneront jamais. Nous avons tous pris des chemins différents maintenant; mais ici, dans le premier grand désastre de mon âge mûr, je sens que leur souvenir enrichit et approfondit au-delà de toute mesure les confins de mon art et de ma vie. Par la pensée je les atteins de nouveau, je les prolonge et je les enrichis, comme si je ne pouvais le faire comme elles le méritent que là, là seulement sur cette table de bois, devant la mer, à l'ombre d'un olivier. Ainsi la saveurs de ces pages devra-t-elle quelque chose à leurs modèles les vivants, un peu de leur souffle, de leur peau, de l'inflexion de leur voix, et cela se mêlera à la trame ondoyante de la mémoire des hommes. Je veux les dire revivre de telle façon que la douleur se transmue en art... Peut-être est-ce là une tentative vouée à l'échec, je ne sais. Mais je dois essayer.

couverture
Éditions Livre de Poche – 311 pages