« Mon père est-il fou ? Je me rends compte que c’est la seule question qui puisse avoir de l’importance pour vous. », note-t-il au début de son récit. Pour tenter d’y répondre, il remonte le temps bien avant l’insurrection, à l’époque où il n’était qu’un enfant. Et lentement, il déroule les vingt ans qui les amèneront, lui et les siens, aux événements tragiques de 1859, et à l’attaque de l’Arsenal Federal de Harper’s Ferry.

Que l’on ne se trompe pas. Le propos de Russell Banks n’est pas ici de décrire les révoltes qui marquèrent le début de la guerre de Sécession (cette partie n’occupe que le dernier quart du roman), mais bien de comprendre comment cet homme, accompagné de tous ses fils, a pu se lancer dans cet acte suicidaire.

C’est le premier roman depuis le début de l’année dont la lecture m’a pris près de deux semaines. Il faut dire que Russell Banks a vu les choses en grand : pas moins de 770 pages dans la version grand format. Et la narration y est, délibérément, lente. Très lente. J’ai cru à plusieurs reprises que j’abandonnerai avant la fin, et j’ai lu en diagonale quelques passages des réflexions internes d’Owen.
Et pourtant, cette lecture m’a apporté énormément.

Il y a d’abord cette chronique de la vie paysanne américaine de la fin du 19° siècle.
La vie y était difficile, les faillites fréquentes. On suit le parcours chaotique de Brown père, modeste tanneur et agriculteur, qui voulut s’enrichir pour assurer le bien-être des siens. Les emprunts, trop nombreux, les projets trop ambitieux…
John Brown accumule les échecs financiers.
Mais le cycle de la vie poursuit son cours, et Russell Banks dépeint le labeur de ces hommes de la terre. Sans oublier les femmes et leur lot de fausses couches et d’enfants morts prématurément. On réalise alors que la perte d’un enfant, même si elle était douloureuse, n’était qu’un événement malheureusement courant à cette époque là.

Parallèlement à cet état des lieux de l’Amérique profonde du 19°, Russell Banks fait surtout le portrait d’un homme trouble et entretenant des rapports ambigus avec le religion.

La famille Brown se serait lancée dans la lutte contre l’esclavagisme sur l’appel de Dieu. Une espèce de mission sacrée en quelque sorte.
Or, par la voix de son fils Owen, le père Brown se révèle être un mystique. Un fanatique de Dieu.
Il tient sa famille dans la crainte de la punition divine et entretient ce sentiment permanent de culpabilité et d’auto-flagellation.
Ainsi la relation qu’il a avec son fils Owen est particulièrement malsaine : entre l’admiration du disciple pour le gourou et la crainte que peut inspirer le maître envers son esclave.
Nul n’est libre de penser et d’agir dans cette famille, et la manipulation mentale fait lentement son chemin.
Je crois vraiment que c’est ce portrait qui m’a le plus profondément marquée. Moi, l’héritière des philosophes des lumières, athée convaincue, j’ai été effrayée par ce que l’on pouvait faire au nom de préceptes religieux. La soumission des frères Brown face au diktat de leur père est à peine concevable. Sous la plume de Russel Banks, John Brown se révèle être le gourou d’une secte qu’il a étendu au-delà de sa famille. La torture mentale y est quotidienne et pousse ses « disciples » à s’auto-mutiler. Que ce soient ses propres fils, ne semble pas le gêner le moins du monde.

Et la lutte contre l’esclavagisme dans tout ça ? Et bien plus le récit avançait, plus je me disais que ce n’était qu’un moyen pour John Brown de laisser s’exprimer son fanatisme religieux.
En effet, non seulement son attitude face aux noirs est bien souvent paternaliste et condescendante, mais les assassinats de quelques esclavagistes ressemblent plus à une boucherie laissant libre cours à la folie et aux frustrations accumulées, qu’à la mise en pratique d’une idéologie quelconque.

Je me suis alors demandé ce qu’il en aurait été de cet homme s’il avait choisi un combat « moins noble ». L’Histoire aurait sûrement retenu les actes d’un illuminé sanguinaire, et non ceux d’un précurseur de la guerre de Sécession.
Mais c’est bien contre les esclavagistes que John Brown a lutté toute sa vie. Et quand il fut sommairement exécuté en 1959, Victor Hugo lui-même prit sa défense et salua ses actes.
Aujourd’hui, John Brown est très controversé dans son pays, et c’est bien compréhensible tant il est délicat de séparer l’homme de son combat.

Comme vous venez de le constater, cette lecture a éveillé chez moi bien des interrogations.
Alors même si il y a beaucoup de longueurs, que le récit se perd en digressions interminables et que j’aurais préféré qu’il fasse bien deux cents pages de moins, je ne regrette pas d’avoir tenu bon. Il fait pour moi partie de ces livres qui ne nous exaltent pas mais nous enrichissent et nous grandissent.

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Du même auteur : De beaux lendemains, Sous le règne de Bone, American Darling, Trailerpark et L'ange sur le toit

Extraits (mes passages préférés):

Et là où il n'y a pas d'oreille pour écouter il n'y a pas d'histoire à raconter. Il n'y a qu'un fantôme qui se lamente bruyamment dans le vide de la nuit.

C'était la figure d'un homme qui avait contemplé des feux et avait réveillé les gardiens de ces feux, des serpents et des démons, qui se retournaient en sifflant vers lui, car il avait osé ouvrir la porte de fer et regarder à l'intérieur.

Empilant rêve sur rêve, il édifiait très vite une immense tour d'espoirs, trop fragile pour résister au premier vent contraire et trop rigide pour se plier à la pression de la réalité du monde.

La plupart des hommes savent secrètement qu'ils gardent cachés au fond d'eux-mêmes le petit garçon qu'ils ont été et qu'ils se sentent encore être. Et toute l'œuvre qu'un homme accomplit au long de sa vie s'accompagne des divers stratagèmes par lesquels il permet à cet enfant de rester caché aux regard. Surtout aux siens, d'ailleurs.

Les choses avaient cessé d'être claire pour moi : faisions-nous ceci pour eux, les Noirs? Ou bien nous servions-nous d'eux comme d'un prétexte pour perpétrer d'atroces crimes les uns contres les autres? Notre véritable nature était-elle celle de celui qui se sacrifie et sacrifie les autres à ses principes, ou était-ce la nature du criminel? Il était impossible de le savoir à nos actes.

couverture
Éditions Actes sud – 772 pages