Des fois, on ne sait pas très bien pourquoi, on ressent instantanément, une familiarité et une affection pour des personnages d'encre. Comme si on les avait toujours connus et qu'on les retrouvait après une trop longue absence.
C'est ce qui m'est arrivé avec ce roman. J'ai tout de suite aimé Hélène, Thomas et Edmée. Je les ai aimés sans condition, avec leurs défauts et qualités littéraires.
Didier Van Cauwelaert a réussi avec beaucoup de nuances à retranscrire ce mélange d'auto-dérision et de remarques acerbes qu'expriment certains handicapés physiques. "Rire de moi avant que les autres ne le fassent". J'ai reconnu certains mécanismes de défense, qui permettent d'ailleurs au récit d'éviter les écueils ou de sombrer dans le larmoiement inutile.
Ces trois éclopés pourraient en démontrer à bon nombres d'entre nous. Didier Van Cauwelaert a toujours le ton juste et ne cède jamais à la facilités des stéréotypes.

Certaines scènes m'ont émue, d'autre m'ont fait rire (comme le premier tête à tête d'Hélène et Thomas, ou la soirée de Noël).
C'est vraiment une très belle histoire, tendre et acide, comme la vie sait nous le rappeler chaque jour.

Extrait :

Occupé à installé mon bureau pour la journée, les imprimés à gauche, les enveloppes de dépôts à droite et les brochures d'information au milieu - arrangement logique que les femmes de ménage prennent un malin plaisir à bouleverser chaque nuit-, je ne l'avais pas vue entrer dans le service. Sa voix douce, son parfum de chèvrefeuille et sa silhouette de jeune fille déguisée en grand-mère m'ont frappé en même temps. Ce n'est qu'ensuite, après avoir disséqué sa phrase pour y chercher un sens, que k'ai posé les yeux sur la partition que j'avais prise machinalement. Le capuchon de stylo qui m'aide à arrêter de fumer est tombé sur le sous-main en skaï.
En relevant la tête, j'ai constaté que la "déclarante" me souriait toujours, avec naturel et bonne volonté, comme si elle attendait simplement que passe le temps nécessaire à l'accomplissement d'une formalité.
J'ai dit :
- Excusez-moi, madame, mais je pense que vous vous êtes trompée.
- À quel propos?
J'ai avalé ma salive, les dents serrées. La semaine dernière, c'est une petit vieux frigorifié qui était venu passé une audition de baryton en échange d'un repas chaud à notre cantine. Je l'avais félicité pour une interprétation de Carmen, mais je lui avais expliqué que nous n'étions pas hélas une antenne musicale des Restos du cœur, et je lui avais donné dix francs. Depuis, il m'envoyait du monde et on commençait à me regarder de travers, dans le service.
- Je pense que vous vous êtes trompée de document.
- Non, pourquoi?
J'ai insisté, en m'efforçant de garder ma sérénité pour entrer en résonance avec sa logique intérieure :
- Si je comprends bien c'est pour un dépôt de partition.
- Tout à fait. Quel est le problème?
Sa gentillesse, son air d'indulgence préalable, de tolérance habituée aux bizarreries administratives ont recroquevillé mes orteils. Elle me traitait comme si j'étais légèrement débile, comme si c'était moi qui déclenchais par mon attitude une situation irrationnelle.
J'ai désignée sa partition, et j'ai dit avec la conscience de parler faux, tel un innocent qui, mal préparé, comprend qu'il s'enfonce à mesure qu'il se défend :
- Je regrette, mais il n'y a rien sur cette partition. Elle est vierge.
- Oui.
J'ai marqué un temps, la gorge sèche. J'avais mal cuvé ma cuite de la nuit dernière et c'était vraiment tôt pour négocier avec l'absurde. J'ai répété, un ton au-dessus : - Elle est vierge. Il n'y a pas de notes.
- C'est normal. Regardez le titre.
J'ai tiré vers moi le haut de la partition que me cachait l'abat-jour de ma lampe halogène. Au-dessus de la première portée vide s'étalait en lettre d'imprimerie, à l'encre violette :
LA MINUTE DE SILENCE

couverture
Éditions Le livre de Poche - 219 pages