André Corten est politologue à l’Université du Québec à Montréal. Spécialiste de l’Amérique latine il s’intéresse depuis plusieurs années aux questions identitaires et à l’apport du religieux dans la société. Dans ce journal de bord il se donne comme mission de démontrer en quoi la souffrance humaine impliquée par les différentes formes de domination se transforme en parole politique collective. Pour se faire, son exposé est ni chronologique ni géographique mais se divise en fonction des neuf temps de la souffrance : se plaindre, endurer, compatir, sublimer, se consoler, reprocher, déshumaniser, se révolter, refuser.

C’est un essai très bien écrit. André Corten maîtrise une langue riche, belle, poétique, profondément humaine et touchante. Nous sentons, parfois à des décennies de distance, combien il fut empathique avec ces gens qu’il a rencontré toute sa vie lors de ses enquêtes sur le terrain. C’est aussi un livre instructif qui nous dessine les revers historiques de situations de grande misère en Afrique et en Amérique latine.

J’aurais tout de même deux critiques majeures. Il m’a semblé que les situations politiques manquaient souvent de mise en contexte historique et politique. Surtout dans la première partie de l’essai, je m’y perdais. Puisque je suis formée en relations internationales, je me dis que si je m’y perds, d’autres lecteurs auraient abandonné la lecture faute de repères suffisants. Parfois l’information est un peu surabondante mais par crédit poétique elle n’est pas toujours présentée de la façon la plus vulgarisée. Par contre, il est vrai qu’il s’agit nécessairement d’un livre à lire et relire. Ma deuxième critique concerne la division du livre. Je n’ai pas bien senti la différence entre les neuf temps de la souffrance. À la limite, une subdivision géographique ou chronologique aurait peut-être permis d’accumuler plus de repères et l’organisation actuelle du récit ne m’a pas semblé porteuse d’un sens qui méritait de tels détours.

On découvre ici quarante ans d’histoire(s) mais aussi, en filigrane, un homme profondément dévoué à ses semblables et à la compréhension de leurs souffrances.

Par Catherine

Extrait :

Les cartoneros (chiffonniers), eux, sont au cœur de la capitale argentine. Écumant les déchets à la recherche de cartons, de bouteilles, de journaux ou de toute autre matière recyclable, ils ont décidé de braver les préjugés. Chaque fin d’après-midi, ils sillonnent les rues de Buenos Aires, tirant des chariots montés sur des roues de vélo. Pour le professionnel qui sort du restaurant, ce sont des âmes damnées. Le passant ordinaire lui-même se sent bourgeois, à regarder ces ombres qui se faufilent dans l’obscurité. Les cartoneros ciblent les types de déchets : carton, métal, verre, aliments, à l’heure du nettoyage des bureaux, du rangement des usines, à l’heure des poubelles. Le soir même, des camions envoyés par des semi-grossistes attendent sur différentes places de la ville, ils achètent et chargent les fruits de la collecte. Là, on ne mendie pas, on négocie. Le soir, le train des cartoneros, sans lumière, sans fenêtre, reconduit ces entrepreneurs d’un nouveau type dans les villes-satellites. Le lendemain, ils vendront ce qui leur reste sur les marchés locaux. Myriam est une employée municipale, mais elle a été cartonera. Son compagnon l’est encore. À la gare Constitucion, les hommes et les femmes, parfois accompagnées de leurs enfants, ont les mains sales ; mais il y règne une atmosphère de fébrilité et de sympathie à travers ces ultimes échanges d’objets de récupération. Myriam m’a invité à venir observer cette curieuse atmosphère de compagnonnage entre les rescapés de l’ouragan politico-économique.

couverture
Éditions Fidès - 172 pages