Caleb, Salomé et Judith. Le mari, l'épouse et l'adolescente.
Enfin, pas tout à fait, ce serait trop simple...

Caleb est l'entraineur de l'équipe de base-ball des Giants. Après une victoire longtemps espérée, Caleb boit. Un peu trop. Le retour en voiture lui est fatal : la colonne brisée, il doit ré-envisager sa vie dans un fauteuil.
Judith elle, est en pleine crise d'adolescence. Difficile d'allier ses espoirs artistiques et la vie familiale un peu particulière que lui proposent ses parents.
Salomé, enfin, est écrivain. Elle a toujours plus vécu dans l'écriture que dans la réalité. Elle ressemble au plumage du canard : les aléas de l'existence glissent sur elle sans jamais vraiment sembler la toucher. Jusqu'au jour où elle rencontre un de ses personnages romanesques, en chair et en os.

Stéphanie Janicot nous propose un roman intimiste où chaque chapitre se concentre sur l'un des trois protagonistes. Alors qu'elle se charge de retracer les parcours de Caleb et Judith, elle laisse la parole à Salomé. Peut-être parce que c'est elle qui est la moins actrice de sa propre vie, justement.
L'écriture est très fluide et nous permet d'entrer sans mal dans les pensées des personnages.
On assiste alors, au travers des tourments et accidents de la vie, à la reconstruction de ces êtres. Que feront-ils de leurs rêves?

Malgré la brutalité de certains épisodes, ce qui ressort surtout, c'est la douceur et la tendresse de l'auteur pour ses éclopés.

"Tout rêve est cannibale. Que faut-il accepter de perdre pour réaliser son rêve?" nous prévient la quatrième de couverture.
En lisant ce récit, je pensais avoir compris où voulait en venir Stéphanie Janicot, et je me suis laissée emporter avec délice par son écriture. Mais à ma grande surprise, le dernier chapitre marque une rupture avec ce qui précède. D'un point de vue romanesque, je trouve l'idée audacieuse mais non moins excellente. Et je me dis aussi que c'est sans doute un très beau geste d'amour de l'écrivain pour son personnage d'encre.
La phrase de la quatrième de couverture prend alors tout son sens.

Pour résumer, j'ai aimé la façon dont est distribué la parole; j'ai aimé la tendresse et la douceur de Stéhanie Janicot pour ses personnages alors que leurs parcours sont brutaux; j'ai aimé faire fausse route jusqu'aux derniers chapitres; j'ai aimé cette rupture et cette ellipse finale, ce revirement de situation abrupte... J'ai aimé Salomé, Caleb et Judith.

Si tous les romans de Stéphanie Janicot sont de cette facture, je comprends mieux maintenant l'enthousiasme de Clarabel. Une chose est sûre : je ne m'arrêterai pas à ce titre. Je n'ai maintenant qu'une envie, découvrir le reste de l'œuvre de Stéphanie Janicot.

Extrait :

Nous avions rendez-vous dans ma, désormais, nouvelle maison d'édition. Je n'étais pas impressionnée par les bureaux. L'immeuble de Stern & Stern ressemble à celui dans lequel je vis, dans lequel Caleb a tant souhaité nous installer, en hommage à son rêve d'enfant. Je ne me sentais ni décalée ni intimidée. J'étais un écrivain rendant visite à son éditeur. Je ne redoutais que les manifestations de mon imaginaire, trop de familiarité, une complicité déplacée. En rachetant les éditions Phil Bernheim qui me publiaient, Nathaniel Stern m'obligeait à sortir de ma fantaisie. J'étais à la fois intéressée - n'est-ce pas une expérience unique que de pouvoir rencontrer sa créature? - et agacée, j'allais devoir redescendre sur terre alors que j'étais en pleine ascension. J'anticipais la consistance de sa poignée de main, le grain de sa peau, la vivacité de son regard, tous ces détails que j'avais dû inventer et qui, peut-être, ne correspondait en rien au personnage.
Nous nous dévisagions par-dessus son bureau. Il s'était levé en me voyant entrer. L'épaisse moquette rendait mes pas clandestins. De la baie vitrée, on dominait Manhattan, mais cela ne suscitait pas mon intérêt. Sa façon de se lever, gauche, hâtive, révélait un corps maladroit, détail qui contribua à m'attendrir. Il sourit en me tendant la main et une fossette se creusa au coin de sa joue. J'aurais dû me douter que cette confrontation serait délicate. Notre relation d'emblée déséquilibrée puisqu'il était déjà tout pour moi, et moi rien pour lui. Tout amour est affaire d'imagination. C'est la dimension qui a le plus manqué au couple que je forme avec Caleb. Si je n'avais pas été écrivain, j'aurais mieux réussi ma vie sans doute, je ne me serais pas satisfaite d'une moitié de plaisir. Je me serais ressaisie, j'aurais pensé il doit exister un autre homme pour moi. Je l'aurais quêté. Si je n'avais pas écrit l'amour, je l'aurais recherché à tout prix car personne ne peut vivre sans perspective d'amour. Mon tempérament n'a pas été de vivre, mais d'imaginer la vie.
Je t'ai inventé, répétait ma voix intérieure.

couverture
Éditions Albin Michel - 343 pages