Les deux enfants (mais est-ce vraiment des enfants ?), éternellement insatisfaits de la vie qui est la leur, souhaitent découvrir mieux, ailleurs. L’Afrique rêvée, l’Ytyopia, l’Exil. La solidité de leur amitié n’a d’égal que leur volonté de sortir d’un univers qui leur semble limité. Ils rencontreront Odile et Nathalie dans leurs pérégrinations, deux visages féminins pour donner un sens à leur volonté d’Exil.

Que dire de ce livre à la fois fabuleux et horrifiant. Sylvain Trudel a une plume magnifique, son écriture est d’une poésie désarmante. Il a trouvé ce ton juste et mitoyen d’un jeune homme à la fois maladroit et philosophe. J’ai souvent répété que pour écrire un bon roman, contrairement à la poésie ou au journal, il faut s’assurer de laisser de l’air dans l’écriture pour laisser l’énigme prendre forme. Sylvain Trudel me fait mentir : chaque phrase est un coup de poing. Coup de poing de poésie et de sens. L’écriture est aussi intelligente que dans son recueil de nouvelles déjà commenté ici, mais plus accessible, moins pompeuse.

Dire que les deux personnages principaux sont attachants serait un euphémisme. D’ailleurs ils le sont parfois comme des enfants de six ou sept ans, dans une naïveté touchante. Or, tout porte à croire qu’ils sont plutôt au début de l’adolescence, décalage parfois déroutant. Mais on pardonne à l’auteur à grand coup de crédit poétique. En effet, une telle poésie émane des deux protagonistes et une telle vulgarité de ceux qui les entourent qu’on ne peut que comprendre leur envie démentielle de sortir de là.

Or, le roman est construit de telle façon que les bourdes de deux enfants maladroits et rêveurs sombrent de plus en plus dans l’horreur. Et je dirais que c’est ce qu’il y a de plus fascinant sur la couverture qu’a obtenu ce livre écrit dans les années 1980 et considéré maintenant comme un classique.. Dans tous les textes que j’ai pu lire on insiste sur le fait que ce livre raconte une profonde amitié. Or, il raconte aussi (surtout ?) une profonde douleur et il est par moment d’une violence inouïe. C’est en fait le récit d’un passage raté entre l’enfance et l’âge adulte.

Un passage complètement raté… pour un livre magnifiquement réussi.

Du même auteur : La mer de tranquillité et Du mercure sous la langue

Par Catherine

Extrait :

Eux dans l'inconscience œuvraient à la perte de l'âme en voulant faire d'Habéké un enfant lessivé pareillement aux autres, un petit pâlot à peau sombre, un pur à peau sale, un premier communiant teinté, alors qu'Habéké était sans pareil et sans égal, même si les autres jeunes, à l'image des parents, ne voulaient pas tellement s'encombrer de lui, une telle chose. Oh, tout le monde osait sourire à perte de vue dans sa sournoiserie, comme toute ma famille, comme mes oncles et mes tantes qui riaient tout le temps pour des imbécillités dans leurs petits cercles étouffants des dimanches de mes désespoirs d'après la messe, mais qui, revenus dans leurs rues de dégoût, roulaient un oeil visqueux dans les rideaux du salon pour guetter les nègres apparus dans le voisinage, les wops, les pollocks et les tchinetoques qui faisaient baisser le prix des maisons du quartier autrefois si pur et si riche, mais aujourd'hui gangrené jusqu'à l'os. Est-ce qu'il faut dire «un noir se noie» ou «un nègre se nèye»? - Sais pas. - Il ne faut rien dire, mais le laisser se nèyer, ha ! ha ! Qu'est-ce que ça fait un Italien étendu sur la pelouse? - Sais pas. - Ça fait de l'engrais, ha ! ha ! Sais-tu pourquoi les Chinois sont jaunes? - Sais pas. - Parce qu'ils pissent contre le vent, ha ! ha ! ha ! Oh oui, ça s'en tapait le cul sur les chaises et ça riait comme des chiens dans mes dimanches de chien enragé, mais derrière ces murailles de fausses dents, derrière le grand mensonge d'émail des grandes gueules de chiens sales, se terrait l'obstination de tout purifier et de tout étouffer, et de nous désenvoûter du seul soleil que j'aime, mon soleil de vie, mon visage de tous les dieux fondus et enflammés, l'Ityopya qui ravageait d'amour la figure brûlée d'Habéké.

couverture
Éditions les Allusifs - 165 pages