Laurence : « Hors Jeu » est votre premier roman. Votre éditeur nous indique que vous y travailliez depuis 2002. Comment est née l'idée de ce récit?

Bertrand Guillot : Avec un ami, pour rire, nous nous étions inscrit au casting d’un jeu télé : « La Cible ». J’y suis allé seul, finalement, en ouvrant grand mes yeux et mes oreilles – c’est toujours étonnant, quand on va quelque part avec l’intention d’en retirer de la matière pour écrire. J’ai d’abord écrit une nouvelle sur ce casting... Puis petit à petit une idée plus vaste s’est dégagée, et je me suis promis d’aller au bout de cette histoire. Mais je n’ai vraiment commencé à l’écrire qu’en 2004.

L : Je comprends mieux maintenant, pourquoi en lisant « Hors Jeu », je trouvais que les différentes étapes du casting et de l'enregistrement de l'émission « La Cible » étaient parfaitement documentées. Vous allez même jusqu'à fournir des exemples de questionnaires en annexe. En dehors de ce premier casting, quelles ont été vos autres démarches pour être au plus proche de la réalité?

B.G. : J’ai presque tout fait ! J’ai été assister à des enregistrements, j’ai joué (et perdu très vite, mais que cela reste secret)... j’ai même passé des entretiens pour inventer les questions du jeu.
Et avant d’écrire la dernière partie du livre j’ai enregistré dix émissions que j’ai regardées en boucle pour me remettre dans l’ambiance.
... Cela dit les questions, en annexe, sont inventées !

L : Le Dilettante précise que l'on vous « prédisait un bel avenir dans de grandes entreprise pour faire gagner la France ». Or, à l'inverse de votre personnage principal, vous semblez avoir finalement choisi une autre voie. Quel a été pour vous l'élément déclencheur?

B.G. : Avant même de sortir d’école de commerce j’avais décidé que je commencerais par une année sabbatique, pour faire le point sur ce que je voulais vraiment... J’ai mis du temps à trouver la réponse, mais maintenant je l’ai !

L : Pendant plus d'un an, alors que vous cherchiez à faire éditer votre roman, vous avez su créer le « buzz » en ouvrant un blog un peu provocateur (du moins dans le titre). Cette année, alors que votre roman va enfin être publié, votre présence sur le net est plus discrète. Comment l'expliquez vous?

B.G. : J’ai « su créer le buzz »... c’est vous qui le dites !
J’ai créé ce premier blog (« prixdeflore2006 ») en référence à un happening que j’avais fait au Flore en 2004, où j’avais distribué 500 exemplaires de « la nouvelle du prix de Flore 2006 ». Mais à l’époque le roman était à peine commencé, ce n’était qu’une blague de potache.
Je n’ai jamais beaucoup parlé du roman en cours sur le blog, en fait.
Quant à aujourd’hui... Beaucoup de gens m’ont demandé si j’allais refaire un happening au moment de la sortie. Et bien sûr, non. Le happening du Flore était amusant parce qu’il était gratuit, maintenant que le roman est là il y aurait un parfum commercial forcément moins intéressant... La discrétion est bien plus dans ma nature.

L : Sortir un premier roman en pleine rentrée littéraire est une vraie gageure. N'avez-vous pas peu d'être noyé dans la masse? Et la perspective d'un prix est-elle toujours aussi importante à vos yeux?

B.G. : Être noyé dans la masse, c’est un risque toute l’année, non ? Et puis, le « premier roman » est devenu une sorte de genre en soi, auquel on s’intéresse un peu plus en septembre, alors...
Quant aux prix littéraires, ils ne m’intéressent pas beaucoup plus en tant qu’auteur qu’en tant que lecteur, en fait.
(Et ça tombe bien parce qu’à mon, avis ils ne s’intéressent pas à moi non plus ! ;)

L : Pour revenir au récit proprement dit, votre narrateur a une vision très manichéenne de l'humanité : il y a les dominants d'un côté et le reste du monde de l'autre. Jean-Victor m'a paru totalement déconnecté du quotidien de la plupart des Français. Les vies de nos « jeunes loups » est-elle, selon vous, à ce point en dehors de la réalité?

B.G. : Votre impression est la bonne. Et pourtant je n’ai pas cherché à caricaturer. Les « jeunes loups » ne sont pas vraiment « en dehors » de la réalité... Disons qu’ils sont dans une réalité parallèle, assez loin des préoccupations du plus grand nombre. Quand on gagne des bonus à 6 chiffres, on oublie vite ce que signifie un smic.
C’est ce qui m’amusait, dans ce livre – confronter un jeune loup en plein doute aux gens « normaux » qu’il ne connaît plus guère qu’à travers les statistiques des études de marché.

L : Jean-Victor prend cette compétition très au sérieux, alors que les autres candidats se laissent plus facilement porter par la fébrilité du jeu. Pensez-vous que, paradoxalement, les « dominés » soient finalement plus aptes au plaisir et au simple bonheur?

B.G. : La plupart des « dominants » sont engagés dans une course –plus riche, plus beau, plus performant… Ils passent leur temps à comparer, comprendre, épier leurs concurrents… Les « dominés », eux, ne sont pas dans la compétition, mais dans le jeu. Ils jouent avec ce qu’on leur propose. On les manipule ? Ils s’en foutent !
Bien sûr, tout cela est caricatural, mais cela correspond à ce que j’ai ressenti lorsque je suis allé voir les enregistrements de La Cible, la première fois. J’étais un peu comme Jean-Victor, à l’époque – plutôt méprisant a priori, cherchant à comprendre comment la production gérait son truc, traquant les manipulations… Au final, le seul de toute l’assistance à ressortir déprimé, c’était moi !

L : Dans un chapitre, Jean-Victor passe un entretien avec une grande maison d'édition et vous en profitez pour égratigner le système : « Ce que nous attendons, c'est du marketing, des concepts forts. Écrire les livres, on trouvera toujours les gens pour ça. » Aujourd'hui, le livre est un objet de plus en plus banalisé. En allant faire ses courses au supermarché, on peut trouver les derniers succès littéraires à côté des nombreux ouvrages de déco et de cuisines. Que pensez-vous de cette démocratisation?

B.G. : Je me suis contenté d’imaginer ce que certains managers que j’ai connus feraient en arrivant à la tête d’une maison d’édition. Est-ce déjà le cas dans les grandes maisons ? Honnêtement je ne sais pas. C’est pourtant assez proche de ce que André Schiffrin décrit dans « L’édition sans éditeurs »... mais je l’ai lu après avoir fini d’écrire « Hors jeu ».
Quant à la démocratisation : elle ne peut être que bénéfique. Tant qu’il reste des passerelles crédibles pour faire le lien entre les « derniers succès littéraires » (qui parfois sont bons, hein) et une littérature plus exigeante. Pour l’instant, ces passerelles tiennent encore, je crois.

L : Croyez-vous vraiment que l'on puisse trouver une littérature plus exigeante au supermarché? Finalement, vous êtes sans doute bien plus naïf et idéaliste que votre narrateur... ;-)

B.G. : Je suis d’un naturel plutôt cynique, mais militant de la naïveté !
Cela dit, plus sérieusement… Bien sûr que non on ne trouvera jamais de littérature exigeante au supermarché. On y trouve des livres « faciles », qui appliquent des recettes classiques et se consomment comme un téléfilm, mais d’autres aussi qui sont des passerelles vers des livres plus beaux mais plus exigeants.
On n’obligera jamais quelqu’un à lire un livre ; l’envie vient petit à petit, elle s’accompagne…

L : Et vous même, quel lecteur êtes vous?

B.G. : Un lecteur qui ne finit pas toujours les livres qu’il commence – mais qui en commence beaucoup, en variant les genres. Mais je ne vous avance guère... Vous voudriez des noms ? Alors, en vrac (et par ordre alphabétique) : V.Despentes, Ellis, Houellebecq, Jaenada, Mailer, McLiam Wilson, Z. Smith L. Tardieu, F.Vargas. Et j’en oublie, forcément.
Et en ce moment je prends un vrai plaisir à lire « American Gods », de Neil Gaiman. De la littérature fantastique comme je n’en avais pas lu depuis dix ans !

L : Voir son premier roman sortir des presses doit être un instant unique.. Jusqu'à maintenant, quel a été pour vous le moment le plus émouvant depuis que vous avez signé avec votre éditeur?

B.G. : Le coup de fil annonciateur – comme un peu tous les auteurs, j’imagine. Les quelques mètres séparant le métro de la maison d’édition le jour de la signature, aussi. Ensuite je me suis efforcé de mettre un peu de distance entre le roman et moi – un réflexe pour éviter les déceptions, sans doute.

L : Les premiers romans attisent la curiosité au moment de la rentrée littéraire. Il y a donc fort à parier que vous allez être invité sur les plateaux télés. Ce qui, ma foi, risque d'être amusant vu le sujet de votre roman. Retourner derrière la caméra, mais en tant qu'auteur cette fois, et non candidat anonyme... Je suppose que vous y avait déjà pensé?

B.G. : Heu… On y rêve souvent, quand on écrit (de fugaces rêves de gloire se glissent dans mes trous d’inspiration), mais on n’y pense pas vraiment. Si une invitation m’arrive pour une émission télé, je serai pris au dépourvu comme une ménagère !
Restera à travailler pour que les réponses soient claires…

L : Comment envisagez vous les mois à venir? Avez-vous déjà un autre roman en préparation?

B.G. : Pour les mois à venir, je ne sais pas du tout. J’ai arrêté de travailler pour finir le roman, je n’ai aucune intention de recommencer pour l’instant... On verra bien. Un autre roman est en préparation, oui – difficile d’y travailler pour l’heure mais la trame est là, l’histoire infuse dans un coin de tête... Avec le secret espoir que le moment venu elle viendra rapidement. J’avais entendu un jour Jean-Marc Roberts dire que plus un roman lui venait vite meilleur il était. Je suis assez d’accord. A suivre, donc !

L : Nous arrivons déjà à la fin de notre interview. Comme c'est la tradition sur Biblioblog, je vous laisse le dernier mot pour nos lecteurs.

B.G. : J’aime bien laisser le dernier mot aux autres, en général.
Alors je vais pirouetter, en signalant la meilleure phrase de fin dont je me souvienne – celle de Romain Gary dans sa « Vie et mort d’Emile Ajar » (texte posthume) : « je me suis bien amusé. »
Amusons-nous !

Interview de Bertrand Guillot - septembre 2007 - Tous droits réservés Biblioblog

Romans de Bertrand Guillot :
- Hors Jeu
- Le métro est un sport collectif