Avant de vous parler du roman, je voudrais d'abord vous parler de ces deux êtres d'ombre et de lumière.
La baronne Pannonica de Koenigswarter, fille de Charles Rothschild, doit son nom à un papillon d'Europe Centrale. Très tôt, elle s'est passionnée pour cette musique venue d'Amérique. Elle a tout quitté pour vivre a New york et rapidement, elle est devenue la confidente des plus grands : Charlie Parker, Bud Powell, John Coltrane, Miles Davis... et bien sûr Thelonious Monk.
Beaucoup de Jazzmen ont écrit en son honneur des compositions aussi nostalgiques que vivantes.
Thelonious Monk est un géant, un homme au physique intimidant. Toujours affublé d'un drôle de chapeau, il se transformait littéralement quand il était sur scène. Ses mains virevoltaient sur le clavier, l'apesanteur n'avait plus de prise sur lui. Tout à coup, il quittait son piano, dansait au milieux des musiciens qui l'accompagnaient, et les spectateurs continuaient d'entendre les notes silencieuses qui trépidaient dans sa tête. Bien sûr, à ses débuts, il fut beaucoup décrié car il avait l'art d'associer des notes dissonantes. Le freejazz n'était pas encore né, et les esprits étaient plutôt frileux. Mais rapidement, les connaisseurs saluèrent son talent.
Maintenant que les présentations sont faites, laissez-moi vous parler du roman de Pauline Guéna.
Il se découpe en trois parties, séparées dans le temps et l'espace, mais reliées par trois jeunes femmes, papillons dans la lumière du couple musical.
1955-1957. Ruby est une jeune noire de 18 ans qui vit à Harlem. Son compagnon vient de la quitter et elle se retrouve sans argent avec son fils nouveau né. Embauchée en tant que serveuse par un dénommé Harry, elle fait la connaissance de Pannonica et Monk qui l'entraînent dans leurs nuits New-Yorkaises.
Elle ne connaît pas le jazz, ou si peu... mais le doigté de Monk l'éblouit, tout comme leur façon de vivre. Pauline Guéna nous chuchote les soirées interminables dans les clubs, la drogue, les rêves et déceptions de ces musiciens talentueux, le racisme permanent dont ils étaient victimes. Au cours du récit on croise Charlie Parker, Miles Davis, la grande Billie Holiday et tant d'autres.
1954. Moune, la petite parisienne qui tente de retenir son frère déjà trop attiré par la drogue et le jazz. Elle aussi va croiser le chemin de Monk et Pannonica. C'était au festival de Jazz de la salle Pleyel. Le géant et la baronne font connaissance pour ne plus jamais se séparer. Sous la plume de Pauline Guéna, le premier concert de Thelonius prend vie. On voit ce corps mal à l'aise, cette grâce qui saisit l'âme quand il touche le clavier, mais aussi l'incompréhension d'un public qui n'est pas prêt à de telles innovations. Il play mistakes, that's what I do. 'Was not a wrong mistake lui fait-elle dire à ceux qui l'interrogent sur sa façon si particulière de jouer.
1982. Chine, la fille de Moune, revient aux États-Unis. Pannonica et Monk sont seuls, isolés par le silence du géant, reclus dans le domicile de la Baronne. Elle laisse ses souvenirs refaire surface, quand cette même maison était envahie par les rires des musiciens. Mais la vie continue, et de nouveaux anges font vibrer les âmes avec leurs musiques célestes.
Pauline Guéna nous propose un voyage dans l'univers du jazz, aux côtés de Pannonica et Monk, et c'est merveilleux. Le choix de suivre trois jeunes filles, trois papillons qui se brûleront les ailes à leur contact est profondément émouvant. En effet, la musique change les êtres et les âmes. Raconter le couple à travers les regards de ces femmes était donc le meilleur moyen de retranscrire la beauté de leur destin. Avec beaucoup de détails, Pauline Guéna réussit à ressusciter dans ses pages toute l'ambiance de cette époque trouble. Le céleste côtoie l'enfer en permanence. La mort de Charlie Parker auprès de Pannonica reste un moment bouleversant, tout comme les coulisses des concerts de Billie Holiday.
Mais ce qui m'a le plus émue, c'est Thelonious Monk, lui même : cet homme démesurément grand, enfermant en lui tant de fragilité; prisonnier de ses propres démons, violent avec lui-même et pourtant si doux, si enfant. Il faut peut-être l'avoir vu jouer pour comprendre ce que j'essaie d'exprimer ici, et je vous invite à chercher sur internet des vidéos de ses concerts : c'est magique.
Évidemment, pour accompagner ma lecture, j'ai mis en fond sonore les enregistrements de Thelonious Monk. Je ne concevais pas cela autrement. Les mots de Pauline Guéna s'accordent parfaitement au phrasé étrange de Monk.
Dans la dernière partie du récit, le changement de focalisation (Chine est narratrice) prépare le lecteur à une rupture. Je crois effectivement qu'il était nécessaire d'avoir un narrateur-acteur pour accepter l'inévitable. Mais, comme souvent en jazz, tout est histoire de recommencement... Un même thème pour mille variations.
Comme vous l'aurez compris, je vous recommande fortement de roman. Même si vous n'êtes pas des férus de jazz, vous ne pourrez que succomber aux destins de ces êtres de lumières.
Extrait :
- Viens l'écouter, Ruby my dear.
Elle écouta.
Entre les notes qui roulaient, se chevauchaient, disparaissaient, elle entendait grincer le siège, trmebler les cordes du piano comme si la simple façon, douce pourtant, dont T. caressait les touches mettait au supplice l'instrument, fouaillant son ventre de bois et de fils, torturant ses boyaux. Il y avait aussi le frottement de ses pieds sur le plancher. Un grognement qui montait de lui par moments. Le bruit de son énorme chevalière sur l'ivoire. Il aspirait l'intérieur de ses joues, creusant son visage; en perdant sa rondeur, il gagnait en intensité. Il n'avait pas les yeux fermés mais il regardait un ailleurs qu'elle eut l'impression de percevoir aussi. Elle accepta une cigarette de la baronne, qui en alluma une autre et la plaça entre les lèvres de T. Il continua à jouer en pompant la nicotine et la baronne lui retirait parfois la cigarette des lèvres pour qu'il puisse reprendre sa respiration, comme après une longue apnée. Aussitôt, il se saisissait d'un verre qui traînait à portée de main et se l'envoyait dans le gosier comme s'il mourait de soif. Jamais la musique ne s'interrompait. Une musique déroutante aux oreilles de Ruby, qui avaient été déformées par les mièvreries s'échappant des transistors, mais qui lui sembla pourtant évidente parce qu'elle était intensément mélodique. Un autre joint commença à tourner parmi ceux qui écoutaient, et cette fois ce fut trop pour elle, elle sentit mollir ses jambes, tâtonna à la recherche d'une chaise, qu'une main amicale lui avança, et défaillit. Elle ferma les yeux, en proie à la sensation épouvantable que les notes s'écrasaient maintenant dans sa poitrine, elle les y sentait, tièdes, douces, rouler et se rompre, plus froides que ses tripes brûlantes, trop pures pour des entrailles. La musique prenait toute la place à l'intérieur, elle avait l'impression de faire un cauchemar. Elle voyait le visage blafard de la baronne, son très grand front, son mince sourire, ses yeux clairs rivés aux billes hallucinées de celui qu'elle ne pouvait plus appeler maintenant que "le musicien", la main blanche très fine serrée sur le fume-cigarette, le frisson soulevant le duvet sur la peau translucide du cou, les larmes, étaient-ce des larmes, qui roulaient sur les joues pas maquillées, rondes, parfaites, limpides. Ruby détourna la tête.
Éditions Robert Laffont - 265 pages
Commentaires
lundi 3 septembre 2007 à 08h00
J'avais envie de me l'offrir... je vais donc pouvoir craquer sans scrupule !
lundi 3 septembre 2007 à 08h32
Caro[line] : J'espère que cette fois nous aurons les mêmes goûts !
lundi 3 septembre 2007 à 11h27
C'est incroyable! Tes billets donnent toujours envie de courir dans la librairie la plus proche!
lundi 3 septembre 2007 à 13h08
J'ai comme un air de jazz dans la tête maintenant
lundi 3 septembre 2007 à 18h21
Sandrounette : je rougis... mais merci.

Dédale :
mercredi 5 septembre 2007 à 09h01
Laurence, hier, je me suis perdue dans l'antre du Diable, à savoir Gibert ! Ô mon dieu ! Plein de livres de la rentrée littéraire à moitié prix ! Dont Pannonica. (Ce n'est pas raisonnable, mais je n'ai pas pu résister au moitié prix ! J'en ai même profité pour acheter "Le Festival de Cannes" de F.Mitterrand donc tu m'avais parlé ! A moitié prix aussi.
)
mercredi 5 septembre 2007 à 09h14
Caro[line] : J'adore augmenter vos PAL !
J'espère maintenant que tu seras aussi sensible que moi à leur écriture.
jeudi 13 août 2009 à 20h45
Dire que depuis la publication de ce billet, j'ai toujours pas trouvé l'occasion de lire cette histoire. C'est infernal !
vendredi 14 août 2009 à 23h21
Dédale : un de plus pour la valise de septembre?
samedi 15 août 2009 à 08h51
D'accord mais si et seulement si il n'est pas trop lourd.
De toute façon, à l'arrivée, je connais une très bonne ostéopathe. Mais autant éviter.