À partir d'un fait divers réel, l'auteur nous sert une farce sicilienne de toute beauté. Vous y croiserez au hasard des chapitres un ingénieur allemand et sa lance à incendie; une veuve qui découvre le septième ciel; un médecin dans un tas de sel; des tirelires en guise de cocktails molotov; des politiques qui s'acoquinent avec la mafia locale; une cantatrice qui effraie le parterre avec un couac retentissant et mille et un autre détails truculents qui donnent à ce récit une saveur incomparable.

Comme à son habitude, Andrea Camilleri jongle avec les différents dialectes italiens et il faut souligner l'excellent travail de traduction de Serge Quadruppani. Cette musique si particulière au romancier italien ajoute évidemment un piquant tout particulier à l'histoire.
Mais le plus époustouflant ici est la construction narrative : loin d'une banale linéarité, Andrea Camilleri façonne un patchwork bariolé et extravagant. Les épisodes se suivent sans apparente logique chronologique; les va-et-vient se succèdent à un rythme virevoltant et rendent parfaitement la fébrilité des habitants de Vigàta.
Avec beaucoup d'humour, l'auteur nous dit dans le sommaire que "la succession des chapitres n'était qu'une simple proposition : en fait chaque lecteur peut établir sa propre séquence personnelle." Certes. Il n'empêche que l'agencement soumis par Camilleri est tout simplement succulent.

Le temps d'une lecture, vous vous retrouvez projeté dans la Sicile un peu folle de la fin du 19ème siècle. J'ai ri pendant toute ma lecture. Les portraits au vitriol sont tout simplement savoureux, et les passages consacrés à la représentation d'inauguration absolument irrésistible. Je ne suis pourtant pas une férue d'opéra, mais sous la plume de Camilleri tout cela devient passionnant et surréaliste.

Un dernier petit détail, comme une cerise sur le gâteau : toutes les premières phrases des chapitres sont en fait des emprunts à d'autres œuvres littéraires. Ainsi, en lisant L'opera de Vigàta, vous lirez également Thomas Mann, Lawrence Durrell, Karl Marx, Gabriel Garcia Marquez, André Gide et bien d'autres. Tant de belles plumes réunies pour vous conter une histoire 100% sicilienne.. Pourquoi hésiter encore ?

Du même auteur : Privé de titre

Laurence

Extrait :

À la courtoise question du marquis, le chevalier gonfla la poitrine.
- Je parle de Ouagnère ! De sa musique de Dieu ! Du spectre de sa musique qui hante tous les autres musiciens ! Cette musique sur laquelle tous, aujourd'hui ou demain, devront se rompre les cornes !
- Ce Ouagnère, jamais je ne l'entendis, avoua Giosuè Zito, sincèrement étonné.
- Parce que vous être un homme ignorant ! entre vous et la culture d'un merlan, il n'y a pas de différence ! À moi, elle m'en a joué un morceau de cette musique, Mme Gudrun Hoffer, au piano. Et moi, je me suis retrouvé au paradis ! Mais par saint Belzébuth, comment fait-on à ne pas connaître Ouagnère ? Vous n'avez jamais entendu parler du Vaisseau fantôme?
Giosuè Zito, qui venait à peine de se réveiller du coup précédent, vacilla, se retint à un guéridon pour ne pas tomber.
- Alors, vous voulez vraiment me faire calancher! Pourquoi, merde, continuez-vous à parler de fantômes ?
- Parce que c'est comme ça que ça s'appelle, et que c'est un opéra très grand ! Moi, je m'en fous si vous chiez dans votre froc! C'est une musique nouvelle, révolutionnaire! Comme celle de Tristan!
- Aïe! Aïe! murmura la chanoine Bonmartino, spécialiste de patristique, occupé suivant son habitude à s'embrouiller lui-même avec une réussite.
- Qu'est-ce que vous voulez me signifier, avec votre aïe-aïe ?
- Rien, expliqua le chanoine avec un visage si séraphique qu'on eût dit que deux angelots lui tournaient autour de la tête. Je veux simplement vous signifier qu'en langue italienne, Tristan, c'est tristano, c'est à dire, "cul mélancolique" : Ano, anus, triste. Et alors, avec ça, je m'imagine que l'opéra doit être de toute beauté.
- Alors, même vous, vous y comprenez que dalle, à Ouagnère !
- En attendant, ça s'écrit double v, a, gé, ène, è, erre et ça se dit "Vagner". C'est un Allemand, très cher ami, pas un Anglais ni un Méricain. Et en plus, c'est vraiment un fantôme, comme vous dites et Dieu garde la santé de M. Zito. En fait, il est mort avant de naître, un avorton. La musique de votre Wagner est une chiure solennelle, une chiasse bruyante, faites de pets tantôt pleins et tantôt vides d'air. Des choses de cabinet, de retrait. Ceux qui font de la musique sérieuse pour de bon, n'y arrivent pas, à la jouer, croyez-moi.

couverture
Éditions Le Métailié - 225 pages