Le joueur d’échecs c’est en fait la rencontre de deux joueurs d’échecs, très puissants chacun à leur façon, et aussi différents qu’il est possible de l’être lorsqu’on partage la même passion… ou la même maladie. Czentovic, le champion du monde, est une machine technique, un être dénué de culture et même d’intelligence, incapable d’imaginer les échecs lorsqu’ils ne sont pas devant lui, matérialisés. M. B… est un être intelligent, pour qui les échecs sont devenus une thérapie de sens et d’ordre dans un monde chaotique. M. B… ne sait jouer aux échecs que dans l’abstrait. M. B... démontre comme jamais le double sens du mot grec pharmakon à la fois remède et poison. Entre ses deux êtres, dotés de deux talents incompatibles, éclatera un duel devenant une métaphore de toute la guerre, probablement une dernière tentative de Zweig d’exorciser son sentiment d’impuissance avant de se suicider. En lisant ce magnifique récit j’ai beaucoup repensé à ma citation favorite de Camus qui, à propos des Nazis, écrit dans La chute : «Quand on n’a pas de caractère il faut bien se trouver une méthode !»

Ce petit livre (il s’agit en fait d’une nouvelle) est magnifiquement bien écrit. Il est toujours un peu étonnant de tomber sur ces auteurs dont chaque phrase coule comme si c’était le mouvement le plus naturel du monde, le cours des choses. Rien n’est lourd, rien ne pèse, rien n’accroche. Les personnages sont fascinants (surtout M. B...), la métaphore malgré son caractère historique reste d’une troublante actualité et l’émotion est palpable. La folie habite ce livre, l’envie de gagner, la perte de contrôle de soi.

Pour ceux et celles qui n’auraient pas déjà lu ce classique, je ne peux que chaudement le recommander.

Du même auteur : Magellan, Le voyage dans le passé, Printemps au Prater.

Par Catherine

Extrait :

Nous nous penchâmes tous, sans le vouloir, vers l’échiquier pour comprendre cette manœuvre si victorieusement annoncée. Au premier abord, on ne voyait rien de menaçant. L’exclamation de notre ami devait donc se rapporter à un développement ultérieur de la situation que nous autres, dilettantes à courte vue, ne savions pas prévoir. Czentovic seul n’avait pas bronché à l’annonce provocatrice de son partenaire. Il était resté aussi imperturbable que s’il n’avait pas entendu cet offensant «ça y est !». Il ne se passa rien. La montre posée sur la table pour mesurer l’intervalle entre deux coups faisait entendre son tic tac, dans le silence général, Trois minutes s’écoulèrent, puis sept, puis huit – Czentovic ne bougeait toujours pas, mais il me sembla que l’effort qu’il s’imposait élargissait encore ses narines épaisses. L’attente devenait intolérable, pour notre ami M. B… comme pour nous. Il se leva d’un bond et se mit à marcher dans le fumoir de long en large, lentement d’abord, puis de plus en plus vite. Tout le monde le regardait, un peu surpris, et moi j’étais plein d’inquiétude, car je venais de m’apercevoir que malgré son agacement, il arpentait toujours le même espace ; on eût dit qu’une barrière invisible l’arrêtait dans le vide au milieu de la pièce et l’obligeait à revenir sur ses pas. Je compris en frissonnant qu’il refaisait sans le vouloir le même nombre de pas que jadis, dans sa cellule. Oui, c’était exactement ainsi qu’il devait s’être promené, des mois durant, comme un fauve en cage ; comme cela, mille fois de suite, il avait dû aller et venir, les mains crispées et les épaules rentrées, tandis que s’allumait dans son regard fixe et fiévreux la rouge lueur de la folie.


Éditions Livre de Poche - 95 pages